Documentariste du dimanche

lundi 6 avril 2015
Dernière modification : mardi 7 avril 2015

Des points de vue « partiels » s’expriment par courriels entre producteurs /créateurs de contenus à Radio France, points de vue intéressants qui peuvent être énoncés « à côté » de la frontalité de la grève, justement parce qu’il y a la grève.
En marge de la lutte des classes et des places qui se jouent dans la maison ronde, voici l’un d’entre eux.

Documentariste du dimanche

Il y avait longtemps que je n’étais pas venue à la Maison de la Radio. J’avais vu les alentours éventrés, les entrées bloquées, je ne connaissais pas les petits garages verts aux vitres opaques, je ne connaissais pas la luxueuse entrée – j’arrivai justement le jour où des plantes venaient d’être achetées pour monter le long d’une cordelette jusqu’à un ciel artificiel.

Les producteurs tournants se réunissaient – je suis venue sans être sûre d’avoir ma place, et c’est depuis cette incertitude que j’envoie ce texte.

Chacun, durant cette réunion, s’est étonné ou indigné du traitement qui lui est fait à Radio France : les producteurs tournants ne font pas « partie » de la Maison, leur travail n’est pas considéré, leurs fiches de paie ne rendent absolument pas compte des heures fournies, ils n’ont ni garantie de salaire ni garantie de retraite décente. Ils sont les plus précaires des précaires et cependant, chacun le sait, ils sont de ceux qui font la radio.

Plus précaires des précaires – pas tout à fait. Quelques-uns, s’ils ont eu la ténacité, la naïveté, de s’obstiner dans un genre voué à disparaître, connaissent depuis longtemps une situation pire encore : les producteurs de documentaires dits « de création ».

Il y a eu à France Culture, chaque soir pendant des décennies, un espace de jeu, d’invention, de propositions. Ça s’est appelé Les Nuits magnétiques, Surpris par la nuit, l’Atelier de la création. Ça s’est réduit. Ça s’est appelé Les passagers de la nuit. Ça s’est encore réduit. C’est maintenant tout petit.

On protestait : on était passéistes, il fallait aller de l’avant, cette radio-là c’était fini. Tout le monde, d’ailleurs, allait de l’avant. Le documentaire n’était pas mort : la preuve, comptons les heures, le budget, Villes-Mondes, Les Pieds sur Terre, Sur les Docks... Mais un genre de documentaire est enterré – un documentaire au plus loin du journalisme et du reportage, un documentaire où on n’est pas là pour apprendre, pour faire le point, pour informer : une promenade, une errance, une dérive, parfois même une pensée ayant sa propre forme. Des paroles qu’on n’avait jamais entendues comme ça, d’immenses voyages faits de presque rien, des mondes dépliés par les seuls génies du son et d’une certaine attention, d’une délicatesse envers des petites choses dont la noblesse ou la beauté brillait tout à coup – et par chance, c’était la nuit. Il n’y avait pas de sujet, et pourtant, la radio a aussi été faite de ces heures-là : des enfants qui regardent des westerns avec leur père, des embrasseurs d’arbres, des petits bouts de tissus, une vague de l’Atlantique, un bus en route vers la Pologne...

On répondra : il y a Les Ateliers de la nuit. C’est vrai. Une fois par semaine désormais, une heure durant. J’ai commencé à produire des documentaires il y a presque vingt ans, c’était toujours difficile, hasardeux, mais lorsque je me suis entendue répondre, lors de la dernière proposition, que les grilles étaient bouclées pour les six prochains mois, je me suis un peu découragée.

Je me demande quel est l’âge moyen des producteurs de documentaires « de création » à France Culture. Ce qu’ils espèrent. Comment ils pensent gagner leur vie. Je me demande si c’est pour eux un métier ou, comme on dit, une « danseuse ». Je me demande quel métier on doit faire maintenant pour, de temps en temps, produire un documentaire rêveur sur la chaîne qui les a inspirés et les a rendus possibles. Universitaire ? Journaliste ? Rentier ? Je me demande à partir de quel moment on se sent vraiment de trop, même quand la radio nous manque.

Les grilles changent, et les exigences des directeurs. On est comptable de l’audience, même sur le service public, et ces documentaires sont probablement peu écoutés ou podcastés : leurs sujets ne dit rien d’eux.

La logique à l’œuvre dans la suppression de ces cases un peu étranges était, je crois, la même que celle qui contamine maintenant l’ensemble de la gestion de Radio France : rationalisation, normalisation, anticipation de la demande supposée des auditeurs. À la fin, fusion des moyens, des orchestres, des rédactions. Les comptables sont depuis longtemps dans la bergerie. Ils coexistaient avec d’autres, des gens de radio, chargés, réalisateurs, techniciens, des artistes, des écrivains, tant bien que mal. Ils ont désormais le pouvoir. De ma place de documentariste du dimanche, je crois que serait l’honneur de la grève d’en reprendre une part.

Béatrice Leca

Surtitre et sous titre de l’article sont de la rédaction. Documentariste du dimanche est le titre choisi par l’auteure du texte.

Adresse originale de l'article : http://www.cip-idf.org/spip.php?article7668