Les élites de la culture voudraient-ils régner sur des zélotes ? À considérer l’exemple du Théâtre de la Commune, la réponse est oui. Harcèlement des syndiqué·es, départ de plus de la moitié de l’équipe permanente, humiliations et menaces..., les motifs de la grève de longue durée qui s’y déroule sont révélateurs des pratiques des artistes-dirigeant·es d’établissements culturels publics aujourd’hui. Au nom de l’art, du « Projet artistique » on y conduit une politique managériale digne des entreprises du CAC40. Le document confidentiel CDNLeaks, ici en téléchargement in extenso [1] qui accompagne cette enquête menée depuis le début de la grève montre l’emprise de l’idéologie libérale sur un lieu du théâtre populaire.
Enquête sur la grève des salarié·es du théâtre de la Commune d’Aubervilliers - Article initialement paru sur Jef Klak.
Après l’insurrection du 17 juin,
Le secrétaire de l’Union des Écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee
Le peuple, y lisait-on, a par sa faute,
Perdu la confiance du gouvernement
Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts
Qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas
Plus simple alors pour le gouvernement
De dissoudre le peuple
Et d’en élire un autre [2] ?
Cela fait maintenant plus de deux mois qu’une demi-douzaine de salarié·es du théâtre de la Commune d’Aubervilliers sont en grève. Depuis leur préavis initial, les grévistes n’ont cessé de dénoncer l’arbitraire, le manque de respect, de confiance et de concertation des personnels sur le fond duquel s’opéraient restructurations sourdes, suppressions de postes et multiplication des ruptures conventionnelles, consécutives à l’arrivée en 2014 de la nouvelle direction conduite par Marie-José Malis et Frédéric Sacard.
L’existence d’un tel conflit dans ce théâtre revêt une forte charge symbolique dans la mesure où il a éclaté dans l’un des hauts lieux du théâtre populaire, fondé en 1965 par Gabriel Garran, metteur en scène, et Jack Ralite, éminente figure des questions culturelles au Parti communiste. Ce duo avait pour ambition de constituer un théâtre aussi exigeant qu’engagé en direction de la population ouvrière, en lui attribuant non seulement la place de spectateurs ou spectatrices mais aussi celle de comédien·nes voire de metteur·e en scène. En 1971, ce même théâtre avait été ainsi promu « Centre dramatique national [3] », statut créé dans l’après-guerre sous l’impulsion notamment de Jeanne Laurent et de Jean Vilar pour permettre la décentralisation et la démocratisation du théâtre en France.
Si cette grève a bénéficié d’un certain écho dans la presse, elle a bien souvent fait l’objet d’un silence gêné au sein du monde théâtral. À cela au moins deux raisons : d’une part, la sacralité qui accompagne l’ambition politique contestataire supposée de Marie-José Malis ; d’autre part, la similitude entre ce qu’il se passe pour les personnels à Aubervilliers et ce qui a lieu dans bon nombre de structures du spectacle vivant. Pourtant, les communications des partisanâ‹…es de la direction sont accablantes : les Badiou, Tackels et Lafont étalent à la fois un ahurissant mépris de classe et l’arrogance d’intellectuelâ‹…les empliâ‹…es de suffisance.
Cette enquête cherche à décrire précisément la manière dont s’exprime la violence de la direction contre les salarié·es, tout en mettant en lumière ce que cette grève révèle de tant d’autres structures culturelles – ce que la direction tente de masquer par des considérations d’ordre et de bienséance politiques ou artistiques. Nous avons donc pris au sérieux l’invitation du directeur adjoint Frédéric Sacard : « Brecht proposait d’examiner les situations qui fâchent et préoccupent, et non celles qui rassemblent en d’illusoires unions œcuméniques des gauches. Car il supposait que les forces et volontés émancipatrices naissent de la traversée des conflits [4]. »
Un vaste plan de licenciement à coups de ruptures conventionnelles
Depuis son arrivée, la direction du théâtre de la Commune a usé et abusé de la procédure dite de « rupture conventionnelle » mise en place en 2008 sous la présidence Sarkozy. Cette procédure pousse le ou la salarié·e à négocier sa sortie de l’entreprise plutôt qu’à poser les problèmes et à défendre ses droits sur son lieu de travail. Quant aux employeur·ses, ils ou elles auront intérêt à acheter le silence des salarié·es par une indemnisation plutôt que de prendre le risque de passer par la case prud’hommes – dont les indemnités ont d’ailleurs été plafonnées par la loi Travail afin d’en restreindre l’usage. En tout état de cause, même si ce dispositif ouvre la voie à des formes d’indemnisation (par accord entre les parties et par le biais des allocations chômage), ce que ne permettait pas la démission, il a pour conséquence une fragilisation de la position des salarié·es dans l’entreprise ainsi qu’une privatisation accrue des espaces de travail au profit des directions et une réinternalisation d’une partie du droit de justice dans les mains des employeur·ses au détriment de la seule institution juridique paritaire et élective : le conseil des prud’hommes.
Douze ruptures conventionnelles ont été réalisées depuis l’arrivée de la nouvelle direction. Marie-José Malis, dans son communiqué de presse daté du 26 septembre dernier, affirme que ces ruptures conventionnelles « ont toutes été négociées au bénéfice des salariés, elles ont souvent été conçues en bonne intelligence pour des gens qui avaient fait le choix de travailler ailleurs. Seules deux sont issues de désaccords, dont un assez grave. Et qui pourtant n’a pas abouti à un licenciement. Car nous n’avons licencié personne. Je dis donc tranquillement que cette accusation ressort du fantasme. Nous sommes très sereins moralement sur ces questions [5] ». Pourtant, pour une structure comme celle du théâtre d’Aubervilliers n’ayant que vingt-trois permanentâ‹…es hors direction en 2014, douze départs en quatre ans, soit plus de la moitié des salariéâ‹…es, c’est considérable. La probabilité qu’un si grand nombre de départs puisse être attribué à des motifs non professionnels paraît quasiment nulle. Mieux, si l’on prend en compte la menace qui pèse aujourd’hui sur bon nombre des autres postes, il y a nécessairement un lien intrinsèque entre ces départs et les conditions du travail consécutives à l’arrivée de la nouvelle direction.
Un seul départ sur les douze est clairement étranger au conflit avec la direction. Six ne ressortent pas d’un conflit direct avec la direction, mais procèdent d’une impossibilité de rester dans la structure dans les conditions proposées, voire d’un climat de travail détérioré. Et sur ces six cas, tous ont fait part explicitement de leur soutien aux grévistes. Ce qui ne dénote pas particulièrement de « séparations [6] » en « bonne intelligence ». Dans cinq autres cas, les départs sont très directement liés à des conflits avec la direction où le harcèlement le dispute à l’arbitraire et à l’absurde.
Florent [7], libraire, s’est vu reprocher de ne pas avoir rempli sa tâche en ne disposant pas d’un livre dont le stock éditeur était épuisé. Sylvain, en charge du secteur scolaire, s’est vu retirer la programmation jeunes publics pour avoir pris à la lettre l’invitation à parler librement des difficultés formulée par la direction, laquelle a très mal supporté les réserves formulées à l’égard de ses méthodes. Dominique, recrutée par Marie-José Malis, a refusé de mettre en cause le travail de ses collègues et s’est plainte des demandes déraisonnables de sa direction. Elle a fait l’objet de nombreuses convocations par la direction confinant à des séances d’humiliation. Muriel, chargée de la communication, affublée en public par sa directrice du sobriquet de « petit canard sans tête », s’est vu retirer la responsabilité de la rédaction de la brochure annuelle. Sans oublier Sabine, ex-CDD, qui après s’être positionnée en faveur de la liste syndicale, n’a plus été rappelée... Preuve de la « sérénité morale » de la direction, toutes ces ruptures conventionnelles intègrent une clause de confidentialité.
On pourrait plaider la maladresse ou l’incompétence. Mais un document confidentiel, que nous nommerons CDNLeaks et que nous publions in extenso en annexe de cette enquête, nous oblige à penser qu’il s’agit bel et bien d’une intention de mettre en place un plan de licenciement ainsi qu’une suppression, à terme, des formes de protection des salariéâ‹…es permanentâ‹…es des CDN. Ce document est la retranscription d’une rencontre réunissant, en avril 2015, une poignée de directeurs et directrices d’établissements culturels : Stanislas Nordey et Bertrand Salanon, du théâtre national de Strasbourg (TNS) ; Rodrigo Garcia [8] et Nicolas Roux, du CDN de Montpellier ; Philippe Quesne et Nathalie Vimeux, du CDN de Nanterre ; enfin Marie-José Malis, directrice du CDN d’Aubervilliers, et actuelle présidente du Syndeac [9].
En voici quelques extraits :
Stanislas Nordey : J’ai toujours pensé qu’on ne pouvait pas faire bouger ces institutions-là en profondeur. [...] Il y a tellement de permanents dans la maison. [...] Il y a des immobilismes partout, dans les conventions collectives et tout ça. [...]
Marie-José Malis : Sur la question du cahier des charges, ma conviction, c’est qu’il faudrait faire une déclaration très simple qui est que, à ce stade-là, chacun des lieux, des CDN, des théâtres nationaux éventuellement, soit un prototype d’une nouvelle manière de faire. [...] Ce qui veut dire avoir la possibilité de choisir où on veut mettre la mission et l’accent. Du coup, qu’il y ait toute une partie du cahier des charges avec laquelle on nous emmerde pas [...]. Je veux juste qu’on reconnaisse que je suis là pour tenter un projet. Un projet, c’est une détermination, un champ, une organisation, des fins et des moyens, une stratégie, tu vois.[...] [Au] moment de le faire, je dois prendre des décisions que je ne peux pas prendre seule en fait. D’organisation d’équipe par exemple. Et comme je ne peux pas le faire seule, du coup je ne pourrais faire que du bricolage qui fasse qu’à la fin je me sois beaucoup fatiguée, j’aurais l’impression d’avoir beaucoup défiguré mon idée et abîmé mes espérances. [...]
S.N. : Si on parle pas langue de bois, ce qu’on aimerait tous c’est de pouvoir faire un plan de licenciement massif. En vrai. Le problème de ça, c’est qu’on ne programme pas pendant une saison... ça peut se faire. Et c’est logique puisque tu as des rêves massifs dans nos théâtres et les autres. Mais est-ce que c’est pas ça le vrai problème je veux dire ? [...]
MJM : Dire un plan de licenciement, moi je suis d’accord. [...] Oui, je parle licenciements. Mais je veux dire : pourquoi est-ce que nous dirigeons les lieux si nous ne pouvons pas avoir une idée de ce que doit être l’embauche, le contrat de travail, la constitution d’une équipe qui serve une aventure artistique ? [...]
Nicolas Roux : Après, il y a les histoires de conventions collectives, il faut en parler parce que c’est un vrai problème. On atteint des sommets chez les CDN. [...]
Philippe Quesne : Et les conventions collectives qui alourdissent.[...]
N. R. : Le point commun entre les directeurs de théâtre, c’est cette vision des conventions et des accords d’entreprises qui bloquent le théâtre. Et la part de technique, on va dire, dans le coût artistique a pris tout le coût des spectacles au fur et à mesure des années. [...] Il suffirait qu’ils sortent des discours qui soient enfin partagés par une caisse de résonance comme le Syndeac et qui affirment à un moment qu’un technicien n’est pas comme un artiste. [...] Et puis on monte avec les CDN, et on atteint des choses impossibles. J’ai payé des techniciens six mille euros par mois pour faire des tournées. Et je n’avais pas le choix, c’était signé. Qu’est-ce que tu veux faire ? Ce sont des choses concrètes qui avec le temps ont vraiment mangé nos espaces de création. [...]
Rodrigo Garcia : Nos travailleurs sont très vieux. Ils sont dans les mêmes CDN depuis vingt-cinq ans.
[...]
S.N. : Aujourd’hui les gens dans la plus grande précarité ce sont les acteurs. Valérie Lang, avant de décéder, disait : « Ça fait vingt ans que je travaille dans le théâtre public au TNB [10] et la comptable est mieux défendue au niveau des remboursements de santé que moi. » [...] Je m’énervais tout seul cinquante mille fois au TNB quand je venais réclamer des trucs et que la comptabilité me regardait de haut. Je lui disais : « Mais tu es qui toi ? Tu ne serais rien sans moi. Je suis sur les plateaux. » [...] On est tous des gens géniaux, voilà, mais on a tous fait un numéro de séduction à un moment donné pour être choisis. Ou on a au début dit qu’on allait faire avec ces personnes. [...] Vous à Montpellier, vous avez quatre personnes qui vous font chier et que vous voudriez remplacer. Toi, Marie-José, tu en as cinq que tu voudrais remplacer. [...] Ben moi je vous dis, faut un acte fort et puis vous faites une demi-saison l’année prochaine et puis vous licenciez et puis vous engagez les gens que vous voulez ! [...]
Ces déclarations montrent bien la duplicité de la position de Marie-José Malis qui clame sur le devant de la scène combien elle est soucieuse du bien-être de ses salariéâ‹…es, alors qu’en coulisse elle affirme, avec une remarquable franchise, la nécessité de licencier pour renouveler la création artistique. Les « ruptures conventionnelles » disséminées sur quatre ans – et qu’elle entend bien poursuivre – ne sont donc qu’un procédé tactique.
Plus généralement, les artistes-dirigeant·es réclament une totale autonomie des théâtres, passant par la désactivation du cahier des charges des CDN, et la remise en cause des conventions et accords collectifs, qui assurent que les conditions de traitements ne descendent pas en dessous d’un certain seuil. Comme n’importe quel·le employeur·se se plaignant du coût de ses salarié·es, ils et elles expliquent leur incapacité à proposer des dispositifs artistiques nouveaux par l’existence d’un personnel surnuméraire pourvu de protections juridiques et sociales !
Nous pensons rigoureusement le contraire : c’est en partie parce que ces grand·es artistes considèrent ces personnels comme des charges, voire des incapables, que leur politique artistique est menacée d’être frappée de stérilité, et finit par tourner en vase clos. Il serait bon, en tant que dirigeant·e, de réaffirmer les droits des salarié·es et, en tant qu’artiste, de prendre véritablement le risque de descendre de son piédestal pour inventer avec elles et eux, ouvrir les portes du lieu sur la scène comme dans les travées au plus grand nombre. Aventure qui ne serait pas si éloignée de ce qui est pourtant prôné dans le « Projet Malis [11] »...
Autonomie
Marie-José Malis entend appeler à une plus grande autonomie des CDN. Quoi de plus légitime ? Mais l’autonomie n’est pas un mot magique qu’il suffirait de proférer pour que le meilleur advienne. Dans l’imaginaire commun, ce terme volontiers associé à l’émancipation a fait l’objet d’une réappropriation rampante afin de le mettre au service de ce contre quoi il était censé être utilisé, à savoir les autorités de toutes sortes. Par rapport à quoi, au détriment de quoi, éventuellement de qui, cette autonomie promet-elle d’être prise ?
Lorsqu’on lit le CDNLeaks, la réponse paraît claire : par rapport au cahier des charges qui engage la direction dans « une action de création, de diffusion et d’animation dramatique de nature professionnelle. Cette action d’intérêt public recherchera la plus grand audience – et en particulier celle du jeune public – dans l’indépendance des options artistiques et avec un souci constant de qualité [12] ». Mais Marie-José Malis ne semble guère se préoccuper du fait qu’une fois ce cahier des charges désactivé, l’État pourra facilement arguer qu’il n’y a plus de raisons de financer ces structures dès lors qu’elles ne remplissent plus « une mission de service public » spécifique – définie précisément par le cahier des charges.
Autonomie aussi par rapport au « poids » que représenterait pour nos artistes-dirigeant·es l’existence de salarié·es bénéficiant de protections attachées notamment aux conventions collectives. Un exemple très loin d’être représentatif est évoqué par Nicolas Roux : celui de technicien·nes payé·es six mille euros par mois. Le cas en effet pose question : est-ce seulement possible ? Selon les calculs stricts permis par les conventions collectives, même en cumulant heures supplémentaires, de non-sommeil, de nuit majorées, de transport, etc., cela est rigoureusement impossible. À moins... d’avoir proposé des conditions de travail illégales, mettant potentiellement en danger les technicien·nes – c’est-à-dire peu ou pas de jours de repos, des montages et démontages de nuit, un nombre anormal de dépassements horaires, etc.
Un autre argument avancé pour déshabiller les personnels non-artistes serait de rééquilibrer la répartition entre le budget artistique et le budget de fonctionnement. Pourquoi pas ? Mais avant d’envisager cela, il faudrait peut-être poser quelques questions bassement matérielles : combien gagnent nos artistes-militant·es dans les CDN ? Cinq, six mille euros mensuels ? Ce coût des artistes-dirigeant·es, qui mettent aussi en scène des spectacles, dont ils sont parfois les auteur·es, est-il versé, en partie, au compte du « budget artistique » ? Ne trouve-t-on pas parfois des cadres embauché·es par la direction dont on peine à dire quel rôle ils jouent exactement ? Un contrôle sur les embauches comme sur les salaires par l’ensemble du personnel ne serait-il pas opportun pour faire taire tout soupçon ? Les voyages d’investigation à l’étranger pour nos artistes-dirigeant·es, pour précieux et exaltants qu’ils soient, ne pourraient-ils pas être pris en charge par les intéressé·es et non par les deniers du théâtre ? En effet, il est possible et souhaitable de faire des propositions pour que l’argent soit fléché autrement. Une nouvelle répartition des deniers pourrait commencer par l’augmentation substantielle du salaire de celles et ceux qui s’occupent de récurer les locaux au quotidien afin de rendre possible l’accueil et le travail de toutes et tous.
Au regard de ces constats, à qui revient la responsabilité de légiférer, de décider de ce qu’il est possible ou pas d’exiger des travailleur·ses des théâtres ? Les conditions de travail y relèvent-elles d’une affaire commune ou d’une affaire avec laquelle chacun·e est censé·e se débrouiller ? Ces conditions doivent-elles être fixées au bon plaisir des artistes-dirigeant·es ? À ce sujet, la réponse de Marie-José Malis est sans ambiguïté : chaque artiste-dirigeant·e en décidera souverainement dans sa structure. L’exemple du théâtre de la Commune donne à voir les conséquences de cette pensée managériale, comme en témoigne ces déclarations de Marie-José Malis lors d’une réunion interne du 31 mai 2018 :
Chantal : Est-ce qu’on peut provoquer une réunion sur l’organisation du travail ? Est-ce que cet échange est encore possible ou pas ?
Malis : Il n’y a pas de négociation sur le travail.
Chantal : Je ne dis pas que l’on négocie. Si vous avez besoin que Marie dise : « J’ai besoin de ceci » , Alice [dirait] oui, mais moi j’ai besoin de ça...
Malis : Elle ne doit pas dire : « Oui mais moi je. » C’est tout. [...] On lui demande de faire quelque chose : les caisses, etc. Il n’y a pas de choses à objecter, d’état d’âme. Elle doit le faire. [...] C’est comme si tu te mettais à négocier des trucs sur ton boulot. Ce n’est pas possible.
Négocier n’est donc pas possible. Pourtant, la convention collective des entreprises artistiques et culturelles confirme sans ambages le droit « à l’expression directe et collective des salariés sur le contenu et l’organisation de leur travail, ainsi que sur la définition et la mise en place d’actions destinées à améliorer les conditions de travail ». Certain·es de nos artistes-dirigeant·es considèrent chaque salarié·e non pas comme un des éléments essentiels de la dynamique de création et de l’adresse artistique, mais comme un pantin obéissant pouvant être jeté, à l’occasion, après usage. Faut-il rappeler à nos artistes-dirigeant·es ce qui peut faire obstacle à l’abus de pouvoir, à savoir l’existence de multiples et forts contre-pouvoirs, et non la confiance aveugle en leur propre vertu ? En matière de pouvoir les artistes seraient ils et elles exceptionnel·les par rapport au commun des mortel·les ?
Malgré la « radicalité » politique dont Malis aime affubler son projet, ses méthodes managériales révèlent une politique on ne peut plus néolibérale. Le théâtre de la Commune n’a d’ailleurs pas rechigner à accueillir un événement corporate de Chanel. Les lieux culturels sont certes confrontés à des baisses de financements qui poussent à des compositions budgétaires pour le moins hétéroclites et très peu « radicales ». Cependant, écarter du champ d’interrogation leurs propres positions et pratiques conduit à un déplacement de leur haine [13], non plus du côté des « irresponsables » politiques et des militant·es du Capital, mais du côté de leurs propres subordonné·es. Au lieu de faire porter les efforts budgétaires aux salarié·es permanent·es, ne serait-il pas plus opportun de remettre en cause plus fermement les logiques de corsetage et de démantèlement du service public ? Comme le souligne l’Association des Centres Dramatiques Nationaux (ACDN) dans un communiqué à propos du conflit à Aubervilliers : « Nous ne laisserons pas [...] germer une forme de confusion dans l’esprit de celles et ceux qui [...] voudraient, au travers du théâtre de la Commune, instruire la réforme des institutions culturelles labellisées qu’ils considèrent injustement archaïques ou figées. C’est sur ce terreau-là que se fabrique un discours paresseux intellectuellement, celui-là même qui prône la flexibilité du travail pour améliorer le rendement, qui conçoit la précarité comme un moteur de la créativité [14]. » On ne saurait mieux dire !
Le but de Marie-José Malis paraît clair : obtenir une dérogation aux statuts des CDN pour disposer des trois millions d’euros de dotation comme bon lui semble. On comprend pourquoi le ministère Macron ne manifeste pas d’hostilité à la rhétorique révolutionnaire de Marie-José Malis, et se garde d’intervenir dans le conflit en cours. Dans la Macronie, on entend bien liquider tout ce qui peut l’être. Cette directrice et son projet constituent une aubaine pour la dislocation des CDN et plus largement des services publics de la culture. Même si, en apparence, les intentions sont toutes opposées, il existe une communauté provisoire d’intérêts entre le ministère et Marie-José Malis. Indice de cette communauté d’intérêts, en juillet dernier, une lettre a été adressée aux tutelles (ministère, département, ville) par un ensemble de salariéâ‹…es de La Commune pour les alerter de la déliquescence des relations de travail au sein de l’établissement. En quelques heures, cette lettre, ayant pour but de demander une médiation, a été transmise par le ministère à la direction du théâtre, accompagnée de la liste complète des signataires, exposant ainsi ces dernierâ‹…es à des représailles.
L’aspiration au renouvellement des formes d’organisation du travail, des pratiques artistiques et même la volonté d’interroger les missions des CDN ne sont pas dénuées de sens mais, pour s’y engager, il conviendrait d’abord de le faire en compagnie de l’ensemble des personnels concernés (ainsi que des publics) : permanent·es, intermittent·es et précaires, plutôt que de les écarter du débat pour mieux leur passer sur le corps. Aventure inédite, qui serait certainement semée d’embûches, mais ô combien passionnante.
Comme le soulignent à l’unisson nos artistes-dirigeant·es, il existe bien dans ces structures une opposition structurelle entre artistes intermittent·es et salarié·es permanent·es. Si les artistes obtiennent une plus-value symbolique non négligeable en participant à des aventures artistiques et bénéficient d’une certaine mobilité, dans le même temps, ils peuvent éprouver le manque d’un lieu de travail, d’un espace d’ancrage et pâtir de revenus qui, pour les plus précaires, apparaissent très insuffisants au regard de leurs besoins, de leurs investissements psychiques et temporels. Quant à la permanence, si elle assure une relative sécurité à ses membres, tout en garantissant au théâtre la continuité qualitative des fonctions d’accueil et de soutien à la production, elle peut bien souvent être ressentie par les intéressé·es comme les prédestinant excessivement à un étroit couloir de tâches et de fonctions.
Les directions, elles, gagnent bien souvent sur tous les tableaux – en s’arrogeant la programmation ; en distribuant les tâches comme elles l’entendent ; ou en s’adjugeant des revenus qui, au regard des plus modestes de leurs subordonné·es, ne sont pas justifiés. En somme, ces directions se comportent en propriétaires du sens, du personnel et de la structure. Une solution, loin d’être une panacée, serait que le personnel élise la direction, comme dans certains théâtres en Allemagne.
Il serait légitime et souhaitable d’associer plus étroitement les personnels à la production artistique. Il apparaît dès lors cohérent de vouloir réduire les différences de revenus, en assurant aux plus modestes une revalorisation substantielle, prélevée sur les cinq ou six mille euros de la direction ; de reconsidérer le fonctionnement des lieux en favorisant la création d’instances communes susceptibles de mettre en débat ce qui fait sens en matière d’accueil, de programmation artistique ou de répartition des deniers ; et de chercher à mettre en avant la conquête de droits sociaux collectifs transverses aux diverses fonctions qui font un théâtre aujourd’hui, plutôt que de renforcer la division entre artistes et permanent·es en tapant sur ces dernier·es.
Actuellement, la direction exerce une pression sur au moins sept autres salariées survivantes du plan de licenciement, en cas d’échec de la grève, pourraient être balancées dans la charrette des licenciéâ‹…es. Arrêtons-nous sur seulement cinq d’entre elles (toutes des femmes).
D’abord Myriam : après avoir fait savoir son intention de se présenter sur la liste syndicale aux prochaines élections professionnelles, elle est convoquée par la direction en avril 2018 pour un entretien préalable à une sanction disciplinaire, pouvant aller jusqu’au licenciement. Cet entretien fait suite à un incident lié à la gestion de la billetterie, qui n’engageait pas la responsabilité de Myriam, mais celle de l’administratrice, Anne Pollock-Vincent. Au regard de l’arbitraire de cette sanction, la volonté d’intimidation de la salariée paraît claire – et l’annonce de sa candidature à la liste syndicale n’y est pas pour rien. Finalement, cette même administratrice ne lui adressera qu’un avertissement. Madame est trop bonne !
Quant à Alice, perçue comme une hydre syndicale par la direction, elle est jugée responsable de tous les maux par cette dernière. Dans la retranscription d’une réunion du personnel convoquée le 31 mai suite à une altercation en billetterie, Marie-José Malis déclare en l’absence de l’intéressée : « Moi, je suis en guerre contre Alice [...]. Je pense qu’on va lui proposer de se séparer. Elle nous dira d’aller nous faire foutre. On va essayer d’obtenir les moyens d’une direction face à une salariée, déléguée syndicale CGT [15]. » Peu après, elle rappelle elle-même un chantage qu’elle avait fait à Alice : « Je [...] disais [à Alice ] : « Ce durcissement va avoir une victime qui est Sylvie. C’est Sylvie qui va sauter. » »
Suit ainsi le cas de Sylvie, directrice adjointe du pôle des publics, dont la situation de salariée RQTH [16] a été utilisée par la direction pour la disqualifier, alors même que la médecine du travail l’avait déclaré apte. Marie-José Malis précise son affection contrariée dans une hallucinante déclaration, digne d’une Lady Macbeth de sitcom : « Nous savons que cette salariée est aimée des gens à Aubervilliers, aimée de ses collègues et, au risque de se faire traiter de pervers encore une fois, estimée de nous. Mais nous n’arrivons pas à soulever ensemble la montagne [17]. »
Valériane, pour sa part chargée des relations publiques, s’est vu signifier : « Ton travail est très bien mais ça n’ira jamais avec Marie-José [18]. »
Enfin Amélie, libraire et metteuse en scène, s’est vu reprocher lors d’un entretien avec la direction d’avoir signé la lettre aux tutelles et soutenu la liste syndicale. Elle s’est donc vue dessaisie de son poste de libraire au profit d’un poste de placière, son accès aux salles de répétition lui a été retiré.
Une liste maison pour affaiblir la CGT
Les premiers communiqués des Badiou, Tackels, Lafont et Malis, suite au préavis de grève des salariéâ‹…es de La Commune en septembre dernier, affirmaient une incommunicabilité radicale [19] entre les intellectuelâ‹…les, d’une part et les « permanentâ‹…es » grévistes du théâtre, d’autre part. Les unâ‹…es égaréâ‹…es dans la défense de leur pré carré, ne devant leur nocive existence qu’au génie des artistes qui les nourrissent [20] et au droit du travail illégitime qui les protège [21] ; les autres animés de missions décisives pour l’humanité. Cette distribution des rôles, ressemblant à s’y méprendre à celle de l’ordre dominant, illustre l’étonnante convergence d’un léninisme théorique, pour lequel le syndicalisme est dénué de toute conscience politique véritable[Badiou, par. 7 : « (...) j’invite tous ceux qui le peuvent matériellement à être présents le jeudi 20 septembre, (...) pour que soit brisée une tentative qui, sous le pavillon d’un « syndicalisme » de pacotille, vise en fait à faire la sale besogne de tous ceux, hélas nombreux, que l’activité de ce théâtre (...) irrite et enrage. »]], et le libéralisme le plus trivial, qui voit dans le syndicalisme un encombrant obstacle à l’accumulation et à l’innovation, et dont la puissance a été heureusement largement entamée.
Les élections professionnelles ont été organisées entre mai et juin 2018. Unâ‹…e déléguéâ‹…e du personnel ne peut pas faire l’objet d’une mesure de licenciement sans l’aval de l’inspection du travail, même si cette barrière peut s’avérer parfois fragile[Comme dans le cas de Gaël Quirante, délégué syndical Sud-PTT 92, où le ministère du Travail est passé outre l’avis de l’inspection du travail, son propre service, en prononçant son licenciement. ]]. Pour affaiblir « les syndicalistes de pacotille » de la CGT, la direction a donc commencé dès septembre 2017 à approcher certains personnels pour monter une liste concurrente de la CGT aux élections professionnelles. Dans une lettre ouverte de mai 2018, Jean, comptable fraîchement retraité de La Commune, avait cherché à mettre en garde ses ancienâ‹…nes collègues contre la mise en place de déléguéâ‹…es « de complaisance ». Cette lettre laconique apposée sur le panneau syndical avait provoqué l’ire de Marie-José Malis, qui avait menacé de déposer plainte pour diffamation...
Après avoir constitué sa liste avec toutes les peines du monde, la direction n’a pas renouvelé les contrats de travail d’un certain nombre de personnes et... il se trouve que ces personnes n’avaient pas « bien voté ». Ainsi, Franck a vu, sans motif, son contrat ne pas être renouvelé à la rentrée 2018. La même étrange maladie a également touché plusieurs salariées précaires qui s’étaient positionnées ouvertement pour la liste CGT : Clémence, placière, n’a été rappelée à son poste qu’une seule et dernière fois ; Olivia, assistante metteuse en scène, n’a plus été rappelée et on lui a signifié qu’il n’était plus question de garer son camion sur le parking.
Dans la profession de foi de la liste maison pour le second tour des élections professionnelles, datée du 19 juin, on lit au paragraphe 2 : « La spécificité du projet demande à tous les employés d’être unis et sereins. Et malheureusement, quelques employés, également investis dans les élections des délégués de personnel, empêchent le travail. » On apprend donc que cette liste impute les difficultés que traverse le théâtre non à la direction mais à la liste soutenue par la CGT. On vérifie aussi une nouvelle fois le caractère sacré du projet de Marie-José Malis, qui semble tout autoriser, y compris d’assimiler toute critique de la direction à une forme de sabotage du travail.
Aux paragraphes 3 et 5, on nous assène sous forme de chantage l’argument essentiel de cette liste : « Avec la loi Travail, la direction peut décider de ne plus appliquer la convention collective dite du Syndeac et remettre en cause l’accord d’entreprise. Nous devrons être capables de dialoguer pour maintenir des conditions favorables. » La menace est à peine voilée : si vous ne votez pas pour la liste de complaisance, la direction mettra en œuvre les ordonnances Macron. On retrouve ainsi la formule archétypique de la soumission : si vous ne courbez pas davantage l’échine, le maître saura se montrer plus dur encore. La liste syndicale CGT, quant à elle, fait valoir dans sa profession de foi que le Syndeac que préside Marie-José Malis conseille à ses adhérents de dénoncer les accords internes.
Les élections ont lieu dans ce climat. La liste maison l’emporte de quelques voix. La liste syndicale obtient néanmoins deux élues. La direction ne pourra donc procéder aux licenciements selon son bon plaisir. Comment comprendre cette victoire de la liste maison ? D’abord par le climat que nous avons décrit, ensuite, par les nombreux départs consécutifs au plan de licenciement mis en œuvre par Marie-José Malis, enfin par la manière dont sont constituées les listes électorales. Soit quinze personnes appartenant à la troupe de Marie-José Malis sur trente-huit intermittentâ‹…es soumisâ‹…es au bon vouloir de la direction en ce qui concerne leur embauche et... vingt-trois permanentâ‹…es.
Lorsqu’ils ont appris que la CGT déposait un préavis de grève, annoncé près de vingt jours avant effet, ces délégué·es du personnel maison ont convoqué une assemblée générale du personnel à laquelle les grévistes ont préféré ne pas s’associer. Les délégué·es maisons y dénoncèrent le fait de n’avoir été ni prévenu·es, ni consulté·es. Ils y proclamèrent aussi que cette grève, n’étant pas majoritaire, n’était pas légitime ! Or le droit de grève est un droit constitutionnel, et il est individuel. En droit, il n’a, en aucune façon, à être soumis à l’assentiment de la majorité. Le grand philosophe Alain Badiou n’affirme-t-il pas lui-même que la légitimité ou la vérité d’une action ne saurait être indexée au nombre de ses partisan·es ?
La soi-disant assemblée générale s’est fendue d’un communiqué pour dénoncer les grévistes et soutenir la direction. Le communiqué affiche fièrement trente-cinq signataires, parmi lesquels on trouve quinze embauché·es pour le spectacle de Marie-José Malis, onze artistes associé·es, deux membres de la direction, deux permanent·es élu·es sur la liste-maison dont un qui a fait partie de la compagnie de Marie-José Malis, le compagnon de l’administratrice, son assistante, trois CDD recrutés ce même mois. Le compte est bon !
Art & culture
Si l’on peut souscrire à la volonté de renouvellement des formes théâtrales, des formes d’adresse aux publics, on reste pantois face au mépris que Marie-José Malis distille ici et là à l’endroit des missions de politique culturelle, des formes de croisement entre le temple théâtral et son dehors, comme dans ce passage final du CDNLeaks où, s’adressant à ses pairs, elle balaye : « De même que sur la question de la médiation artistique, j’imagine que vous n’avez pas la même conception qu’ont les tutelles [entendons ici celles encore liées aux lambeaux des réseaux PCF d’Île-de-France] pour qui il s’agit de faire faire des ateliers de lien social aux amateurs ou je sais pas quoi, enfin tout un tas de conneries dans lesquelles on est pris, [...] Nous, on n’a pas du tout envie de décliner comme ça. C’est pas comme ça que ça se passe [22]. »
Quelques temps plus tard, Marie-José Malis déclare officiellement dans son communiqué, mélange de Tartuffe et de Trissotin [23] : « Nous remercions nos partenaires, la ville d’Aubervilliers en particulier. Certains disent que nous aurons par cet épisode contribué à dégrader l’image de ce théâtre et de sa ville. Nous croyons au contraire qu’une municipalité capable d’endurer avec loyauté de tels épisodes ne peut que sortir reconnue dans son exceptionnelle grandeur et cordialité. Aubervilliers, son CDN restent une chose hors du commun [24]. »
Un des nœuds du problème consiste à fétichiser la pensée philosophique de la dite École de Francfort en activant la position d’Adorno selon laquelle l’art devrait se présenter en exception par rapport à la culture constituée des œuvres passées – pensées comme, instantanément ou presque, recodées dans la logique de la valorisation marchande et du divertissement. Cette simplification de la pensée d’Adorno, réinterprétée par Godard dans le film JLG/JLG, autoportrait de décembre, sert ici de toile de fond pour sacraliser la figure de l’artiste qui seule pourrait ajouter un supplément d’âme à l’aliénation infernale de l’établissement culturel d’État. Il y aurait donc un surmoi appelé Art, incarné par la figure de l’artiste, au profit duquel les sacrifices les plus détestables peuvent s’envisager. Dans le film de Godard, le balancement dialectique s’opère entre la culture, qui fait partie de la règle, matérialisée par les ordinateurs, les cigarettes, les tee-shirts, la télévision, le tourisme, la guerre – autrement dit, les marchandises culturelles –, et l’exception, qui fait partie de l’art, qui ne se dit pas mais s’écrit, se compose, se peint, s’enregistre [25].
Malgré sa dimension critique, cette dichotomie reconduit un partage réactif entre d’un côté une masse de consommateurs et consommatrices aliéné·es, plus ou moins passif·ves, et de l’autre, un artiste-créateur ou une artiste-créatrice toutâ‹…e puissant·e qui doit réveiller ces premier·es de leur léthargie. Plutôt qu’une solution à l’aliénation, cette perspective nous semble faire partie du problème par lequel les pratiques de l’art ont tendance à se reclore entre les mains de quelques élu·es ayant sourdement bataillé et de quelques initié·es ayant appris à se reconnaître. Le metteur en scène Philippe Fenwick le souligne [26] : « Dans des villes dites de banlieue, à quoi assistons-nous dans ces théâtres ? À des propositions qui se jouent dans des forteresses frigidaires d’où l’on envoie des compagnies « en mission » pour préparer les élèves à se rendre dans les sanctuaires culturels avec dévotion ; et où les notables viennent en navettes. » Et si, interroge-t-il, on associait très directement les « publics » à la production et à la représentation artistique, le rapport entre pratiques théâtrales, organisation du travail et public n’en serait-il pas modifié ?
Cette distribution quasi phobique entre la culture-règle qui risque toujours de submerger l’art-exception en illustre une autre qui lui est corrélative : l’opposition, dans le discours et les pratiques de Marie-José Malis, de l’artiste qu’elle est, aux « salariés cramés [27] ». Sur ces dernier·es s’exerce une violence sidérante, revêtant au moins trois dimensions.
Tout d’abord, Marie-José Malis leur attribue un anti-intellectualisme imaginaire qui l’arrange bien [28] : anti-intellectuel·les sont celles et ceux qui ont pris au mot leur directrice et « sa promesse d’un grand travail en commun » – c’est-à-dire celles et ceux qui font appel à leurs expériences passées, à leur savoir-faire et à leurs idées pour essayer de repenser les pratiques, et qui se voient disqualifié·es par l’artiste-dirigeante [29]. Marie-José Malis ne semble accorder considération qu’à celles et ceux qui reprennent strictement sa terminologie maoïsante, intervenant non pas pour apporter quelque chose de singulier, mais pour lui donner satisfaction et qui, surtout, ne doivent faire aucun rappel du passé. Exercice ardu, on en conviendra : « Mais comment intégrer les désirs, l’expérience, l’expertise des salarié.e.s « cramé.e.s » dans la construction mentale d’une organisation nouvelle ? Pour pouvoir se projeter, la direction souhaite faire table rase, tout rappel du passé proche ou lointain est rejeté, voire moqué. – Ou quand avoir un passé devient une atteinte au présent [30]. »
Marie-José Malis ne manque pas de faire sentir à ses subordonné·es une supposée infériorité intellectuelle : « Il n’y a que de la perplexité à avoir devant un « débat » qui se tient dans des conditions vichystes et avec aussi pas mal de délabrement intellectuel de la part de gens qui portent en sautoir leur progressisme[Communiqué de Marie-José Malis, p. 5, par. 1. ]]. » Ou encore : « Je me demande souvent pourquoi, cela me vaut des introspections régulières et des rapports peu aimables à moi-même. Mais aussi une nette idée d’une forme d’insuffisance de l’époque [31]. »
Or, son travail de metteuse en scène ne suscite pas exactement un imaginaire qui permettent de contrer les supposés délabrement intellectuel et suffisance de l’époque. Le teaser de Dom Juan, mis en scène par Marie-José Malis [32], montre deux acteurs comme suspendus au dénuement du plateau de théâtre, tels des clowns dont les fonctions ont été désactivées. Vêtus de bouts de costumes et d’accessoires enfilés à la hâte, ils parlent avec le sourire navré de ceux qui savent que ce qu’ils disent a déjà été dit. Présentée au théâtre de la Commune en pleine grève des salarié·es, cette mise en scène apparaît comme l’expression d’une habile désolation datée – une faible promesse en matière de radicalité et d’éthique de la parole.
Rappelons aussi que les débats philosophiques dirigés par Badiou, visibles sur le site web, sont aussi bien éclairés, filmés et mis en scène qu’au bon vieux temps de l’ORTF – le petit peuple dans l’ombre et en arrière-plan, la grande table au-devant où les doctes peuvent échanger problèmes et concepts [La Commune., Contre courant 30 mars 2017. ]]. Comme surface d’inscription esthétique et politique, ça ne fait vraiment pas rêver – même si Malis a su mettre en scène, à partir de Hypérion [33] de Hölderlin, un mouvement collectif d’acteurs et actrices déployé sur le plateau. En tous cas, cette radicalité supposément à l’œuvre, agrémentée de jolis discours quelque peu enflés – lisibles sur les plaquettes de présentation du théâtre – ne tient pas à l’aune de ce qu’il se passe en réalité. Et c’est bien là un des problèmes. À quoi bon servir une esthétique exigeante, teintée d’aspiration révolutionnaire si, depuis les coulisses, ont lieu les mêmes ignominies managériales qu’ailleurs dans la vraie vie ?
Enfin, la violence contre les salarié·es s’incarne également dans l’insinuation infamante proférée par Malis : « Moi, je suis consternée de leur méfiance, de leur hostilité et aussi, quand même, parfois de nos désaccords idéologiques profonds, du discord de nos visions du monde, aux autres, aux étrangers, à l’art s’il y a en eux un rapport sérieux à ça [34]. »
Une solution qui aurait davantage à voir avec une logique d’émancipation qu’avec la promotion de son quant-à-soi d’artiste aurait été de faire confiance, d’encourager, d’expérimenter et d’accompagner les processus avec les salarié·es et les publics, plutôt que de vouloir tout enrégimenter. « Faites un acte fort et puis vous faites une demi-saison l’année prochaine », comme disait Stanislas Nordey ; là aussi, la solution n’aurait-elle pas consisté, plutôt qu’à licencier progressivement le personnel, à expérimenter réellement à égalité avec les travailleurâ‹…ses des théâtres, les comédien·nes et les habitant·es, souvent abimé·es par les conditions de vie et de travail qui leur sont faites ? Au vu de ce qu’il se passe à La Commune, cette perspective raisonnable et cohérente semble bien lointaine. En tout état de cause, on ne reviendra pas sur les licenciements déguisés ayant déjà eu lieu, mais on pourrait stopper la machine à broyer qui ne s’en est pas tenue aux salarié·es embauché·es avant 2014, mais qui s’est poursuivie avec les nouvelles recrues de Marie-José Malis. Preuve que ce ne sont pas les fonctionnaires inertes qui sont en cause, mais une logique et une manière de faire en contradiction avec les fins qu’elle prétend s’être données. Ici, comme en d’autres temps et en d’autres lieux, le parti ne se renforce pas en s’épurant.
Pour ne pas conclure
Dans nombre de ses prises de position et conformément à une certaine « époque », Marie-José Malis n’a eu de cesse de brandir l’autorité de son « projet », de surcroît « émancipateur », pour justifier un partage moral entre qui est apte et qui ne l’est pas, qui peut être considéré au nombre des « amis politiques » et qui doit être symétriquement chassé de l’établissement. Ce qui a eu pour effet chronique, d’une part de renvoyer chaque salarié·e à la responsabilité de sa situation [35] tout en exemptant la direction de la sienne, et d’autre part d’obliger chaque salarié·e à une forme de déférence envers le Projet, et envers celle qui en était l’unique détentrice.
A contrario, si les idées d’« égalité » et d’« émancipation » ont un sens qui ne se résume pas simplement à la fidélité à une instance divine ou idéelle telle qu’un « projet émancipateur », c’est précisément de toujours situer le manquement non du côté des individus, mais avant tout du côté des dispositifs collectifs. Le dispositif (réunion, organisation, etc.) a-t-il permis de mettre chacun·e dans une situation où il ou elle a été amenéâ‹…e à déployer des capacités endormies et insoupçonnées ? Ou ne produit-il qu’embarras et souffrance ? En somme, le dispositif a-t-il permis de « vérifier l’égalité des intelligences [36] » ou au contraire, a-t-il « vérifié » ce sur quoi l’ordre social se soutient quotidiennement, en l’occurrence les inégalités supposées d’intelligence ? Ainsi, si un dispositif collectif ne fonctionne pas, ce n’est pas une preuve que les gens sont « insuffisants » ou que « l’égalité, mon bon monsieur, ça n’existe pas », c’est avant tout la preuve que le dispositif doit être interrogé et modifié.
Pour la direction, il n’a jamais été question de mettre au travail le projet lui-même. C’est la raison pour laquelle l’expression de « projet émancipateur [37] » est ici un oxymore, car c’est dans la nature même de l’émancipation que de tracer une voie singulière qui n’était pas nécessairement incluse par l’autorité du projet initial. Un tel projet ne pourrait être émancipateur qu’à condition de créer les conditions pour que le projet lui-même soit remis en cause, à la manière dont Kant définissait les Lumières comme « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre [38] ». Mais Marie-José Malis déclare elle-même dans son éditorial de rentrée 2017-2018 [39] : « [...] ni l’émancipation, ni l’éducation populaire, ne nous semblent plus être les mots de ce temps ; mais l’ambition est la même ». Avec ce qu’il se passe avec les salariéâ‹…es de La Commune, le mot et la chose semblent disparaître de concert.
Enfin, à examiner ce que déclare le parti de la direction, on ne peut qu’être interpellé par l’évidence avec laquelle se décline sur tous les tons l’idée d’une supériorité de l’art créateur sur le travail laborieux. Comme lorsque, volant maladroitement au secours de Marie-José Malis, ce faquin de Bruno Tackels révèle, au détour d’admonestations lancées aux grévistes, une ahurissante idéologie du service hiérarchisé : « [La situation à La Commune] me semble essentielle à la survie ou à la disparition de tout service public au service de l’art. » Ou plus loin : « Vous faites d’ores et déjà partie des achetés par la bourgeoisie. [...] Vous êtes pourtant rémunérés pour servir le travail – en l’occurrence une œuvre – réalisé par des gens qui ne sont pas payés, au sens syndicaliste [...]. » Comment une telle servitude du travail à l’art pourrait-elle contribuer à défaire la hiérarchie entre les disciplines accordant aux unâ‹…es le rôle d’exécutant, aux autres, le privilège de la pensée ? À l’inverse, une pensée déjà ancienne de l’émancipation ne nous a-t-elle pas indiqué que la production, aussi bien laborieuse qu’artistique, devait être conçue à la manière et à l’égal de l’action politique : comme action sur le sensible, sur le monde commun [40] ?
Au lieu de gloser sur le nouveau corps utopique des artistes [41], il nous semblerait préférable de chercher à montrer comment, aussi bien sur la scène que dans les coulisses, aussi bien dans l’agencement technique que dans l’accueil ou la communication, il s’agit de la même intelligence, de la même sensibilité qui est à l’œuvre. De construire, en somme, un plan d’égalité entre le travail et l’art, qui soit aussi un plan d’hybridation des fonctions, des artistes et des « incultes », des amateurs et amatrices et des professionnel·les, et de mise au travail des références culturelles – de « la grande culture bourgeoise » comme « la sous-culture populaire », comme on l’entend souvent. Un lieu où, à tous les niveaux fonctionnels, se chevauchent et se réinventent généreusement avec celles et ceux qui sont là : l’art, le travail social et la politique.
Une hétérotopie si lointaine et sous certains aspects si proche de celle portée par Marie-José Malis dans son « tripode[...] entre une salle de spectacle, un foyer pour migrants et une résidence pour jeunes artistes » [42], à condition que la direction soit contrainte de sortir de l’attitude réactive, héritière de celle des metteurs en scène-directeurs dans l’immédiat après-68. Mai 68 avait d’ailleurs vu les personnels techniques, administratifs et artistiques réunis durant trois semaines au TNP de Villeurbanne, sans la présence des directions, porter, dans un manifeste publié le 25 mai, la revendication d’une cogestion des lieux, y compris pour la programmation et la production des spectacles. Les artistes-dirigeants avaient finalement répondu par une fin de non-recevoir. Ã partir de 1972, le ministère de la culture confie la direction des CDN, non pas à un administrateur, mais à une « intuitu personæ » , c’est à dire en considération de sa personne et des qualités qui lui sont propres, à un artiste [43]. Autant dire qu’au vu de la situation à La Commune et probablement dans d’autres CDN, il est urgent de poser plus largement le problème.
Jean-Marie Mignon et Michel Demoor
7 décembre 2018
Pour soutenir les grévistes, ca se passe ici
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