En ce jour de spectaculaire « publication du patrimoine des ministres » [1], un regard vers le bas [2], là où la « transparence », dont se réclame aujourd’hui une fraction de l’oligarchie [3], est plus réelle et plus massive, plus dévastatrice aussi [4].
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Du souci de la justice à la surveillance des pauvres
L’emprise de l’Etat fiscal a longtemps été limitée aux seuls ménages imposables. Non pas que les autres ne paient pas d’impôts « ” dans un pays comme la France, où la fiscalité indirecte a toujours été très importante »”, les classes populaires n’ont jamais échappé aux diverses taxes sur les produits de consommation ; mais, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, l’impôt progressif sur le revenu était conçu comme un prélèvement visant les plus aisés. C’est à cette époque que le contrôle fiscal s’est constitué comme l’une des missions les plus nobles de l’administration des impôts. Peu nombreux, les vérificateurs étaient auréolés d’un certain prestige : ils se considéraient comme des « magistrats de l’impôt » investis du pouvoir de sanctionner lourdement tout contrevenant.
Cette configuration a été bousculée durant les « trente glorieuses ». Tout d’abord, la part des ménages imposables est passée de 15 % en 1950 à 63,3 % en 1979, pour s’établir depuis la fin des années 1990 à environ 50 %. Dans le même temps, le développement de l’Etat social s’est accompagné d’une multiplication des prestations soumises à condition de ressources, ce qui a contraint les ayants droit à faire la preuve de leur niveau de revenu. Le certificat d’imposition, ou de non-imposition, a fait entrer la bureaucratie fiscale dans la vie de populations qui en étaient restées jusque-là très éloignées. Pour les classes populaires, il constitue désormais le sésame indispensable pour accéder à des prestations sociales comme les aides au logement ou les bourses d’études. Pour l’administration, il est devenu le moyen de pénétrer dans des millions de foyers, bien au-delà des seuls ménages imposables.
D’une administration s’assurant que les hauts revenus acquittaient bien l’impôt à un Etat fiscal soucieux de contrôler les classes populaires : ce redéploiement s’est poursuivi dans les années 1990, à la faveur de deux évolutions. D’une part, les progrès de l’informatique ont amélioré les possibilités de surveiller les contribuables percevant des revenus facilement identifiables (salaires, retraites, allocations de chômage et indemnités journalières de maladie). Désormais, les discordances entre les sommes déclarées par les contribuables et les montants transmis par les organismes payeurs apparaissent immédiatement à l’écran.
D’autre part, la mise en accusation des « assistés » a popularisé le thème de la « fraude sociale ». En 1995, dans une lettre de mission préfigurant un rapport parlementaire, M. Alain Juppé, alors premier ministre, insiste sur la nécessité de lutter contre les « abus » dans l’accès à certaines prestations sociales (1).
Pour endiguer le phénomène, les auteurs du rapport préconisent l’intensification des échanges d’information entre administrations, notamment grâce à l’usage systématique du numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques (NIR). Proposée une première fois par la majorité parlementaire de droite en 1997, cette disposition est reprise un an plus tard par la gauche. Le gouvernement de M. Lionel Jospin prétend que le NIR permettra de simplifier les relations entre l’administration et le contribuable, d’empêcher que soient déclenchées, en raison d’homonymies, des poursuites contre des personnes n’ayant commis aucune infraction, et enfin de réaffecter les quatre mille cinq cents agents chargés des opérations manuelles de recoupement des déclarations. En réalité, l’autorisation « ” obtenue par l’administration fiscale en 1998 »” d’utiliser ce fichier constitue la première étape d’un redéploiement des pratiques de contrôle [5].
Par la suite, la surveillance informatique des classes populaires n’a cessé de s’intensifier. A partir de 2007, le fisc expérimente l’échange de fichiers avec l’assurance-maladie et généralise le même type de collaboration avec les caisses d’allocations familiales (CAF). Le transfert de données entre ces deux institutions est même devenu automatique en 2008. Tout allocataire ayant déclaré un montant différent de celui enregistré sur sa feuille d’impôts est sommé par l’organisme lui versant les prestations de rendre ses déclarations cohérentes, sous peine d’en être privé. La généralisation de la transparence des données a toujours été présentée aux personnels et au grand public comme un moyen d’améliorer la qualité des services rendus ; en réalité, cette mise en réseau s’est traduite par l’instauration d’un contrôle par capillarité qu’il est de plus en plus difficile de contourner.
Cette logique épargne cependant les classes dominantes. Au moment de l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF), en 1982, l’interconnexion d’une douzaine de fichiers (ceux des contribuables, du cadastre, des assujettis à la taxe d’habitation...) avait été envisagée par le gouvernement socialiste, de façon à obtenir par traitement informatique la liste des quelque deux cent mille personnes susceptibles d’être concernées par le nouvel impôt. Ces velléités de constituer un fichier des « gros possédants » s’étaient heurtées à l’opposition de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), « préoccupée des risques d’arbitraire administratif (2) ».
Alexis Spire
Sociologue. Auteur de Faibles et puissants face à l’impôt, Raisons d’agir, Paris, 2012.
Source, Monde diplomatique, février 2013 :
http://www.monde-diplomatique.fr/20...
(1) Lettre du 28 septembre 1995 adressée à M. Charles de Courson et reproduite dans « Rapport parlementaire sur les fraudes et pratiques abusives », La Documentation française, Paris, 1995.
(2) CNIL, « Rapport d’activité 1981-1982 », La Documentation française, Paris, 1983.
Source, Monde diplomatique, février 2013 :
http://www.monde-diplomatique.fr/20...
Les notes qui suivent sont de la rédaction.