Déficit du politique ou politique du déficit ?
Nous avons lu le rapport de la Cour des comptes
Les pages consacrées aux annexes 8 et 10 de la convention d’assurance-chômage du rapport de cette année ne nous surprennent pas. Elles annoncent ce que nous proclamons depuis 2003. Le système réformé en 2003, puis en 2007, est injuste et, en termes purement comptables, déficitaire. Est-ce pour autant que nous approuvons le mode d’analyse comme les conclusions de la Cour des comptes ?
Non.
D’abord parce que la Cour des comptes n’observe la situation qu’à travers une lecture comptable, choix d’ores et déjà discutable. Par ailleurs son mode de calcul des revenus à l’intérieur des annexes 8 et 10 est douteux pour celui qui prend le temps de l’étudier. Enfin, sa manière de comparer l’annexe 4 et les Annexes 8 et 10 flirte avec la malhonnêteté intellectuelle. [1]
Ensuite parce qu’elle ignore ou feint d’ignorer la pratique réelle de la création artistique et de la production culturelle, comme elle semble ignorer l’histoire réelle de l’intermittence lorsqu’elle annonce que les annexes 8 et 10 remontent aux années 30, ce qui est historiquement faux.
Enfin parce qu’elle ignore ou méprise toutes les enquêtes [2], études, propositions [3], initiatives politiques avancées par les principaux intéressés, intermittents, chômeurs, précaires au travers de leurs syndicats représentatifs et de leurs coordinations depuis 2003.
Si la Cour des Comptes nous étonne, c’est plus par l’orientation résolument idéologique, partisane, à charge de son rapport que par les résultats de ses calculs.
Déficit
Quoi de nouveau sous le soleil concernant ce déficit ?
Rien.
En 2012 comme en 2002, la Cour des comptes constate qu’il se creuse et qu’une réforme s’impose. La réponse du Medef alliée à la CFDT [4] fut la réforme de 2003. On se doute qu’il s’en prépare une du même acabit pour l’avenir.
Mais est-il étonnant que les annexes 8 et 10 soient déficitaires ? Non, c’est l’inverse qui le serait [5].
L’existence même des annexes signale une spécificité de certains secteurs d’activité, par nature sujets à une prégnance du chômage supérieure à une norme qui serait celle du régime général. Les annexes 8 et 10 sont par nature déficitaires, comme l’est au reste l’annexe 4 des intérimaires. Mais, si la Cour des comptes s’offusque que les cotisations des salariés du privé servent à payer la production culturelle, elle semble considérer comme normal que ces mêmes cotisations subventionnent par exemple le BTP au travers de l’annexe des intérimaires.
La Cour des comptes présente une comparaison entre les conditions d’indemnisation des intermittents techniciens du spectacle et des travailleurs intérimaires de l’annexe 4. La comparaison est d’abord problématique d’un point de vue arithmétique, car la disparité entre les règlements des deux annexes sur la durée d’indemnisation, les conditions d’admissibilité, font qu’au final le fonctionnaire chargé de ce calcul semble avoir additionné des choux avec des navets.
La comparaison est encore plus douteuse d’un point de vue politique et flirte avec le populisme. La Cour des comptes pense-t-elle que le bon modèle d’indemnisation du travail précaire est l’annexe 4 ? À suivre ce raisonnement du « toujours moins », où chacun est sommé de s’aligner sur les régimes les moins favorables, dans une sorte d’enchère inversée, la Cour des comptes envisage-t-elle de proclamer bientôt que le meilleurs système d’indemnisation du chômage est celui où aucun chômeur n’est indemnisé ?
Nous plaisantons en écrivant cela ? Nous aimerions bien. Mais alors comment expliquer que les mêmes fonctionnaires, qui ont fait de si savants calculs, soient aveugles à ce qui nous apparaît, nous, d’évidence dans le tableau publié à la page 372 du rapport, montrant que sur 273 000 personnes cotisant au titre des annexes 8 et 10, à peine plus du tiers (106 619) sont indemnisées ?
Non, ce que feint d’ignorer le rapport de la Cour des comptes, c’est que ce n’est pas la singularité des annexes 8 et 10 qui constitue une injustice au sein de l’Unedic. C’est tout le système d’indemnisation du chômage qui est une aberration : comment qualifier autrement un système d’indemnisation qui se refuse à verser des indemnités à la moitié des personnes privées d’emploi ? La Cour des comptes ne s’émeut guère du fait que le document le plus couramment produit par Pôle emploi soit un refus d’ouverture de droits. Elle préfère pointer certaines catégories de chômeurs, les artistes et techniciens du spectacle, pour les rendre responsables du déficit d’un système qu’ils ont toujours dénoncé.
Enfin, la Cour des comptes s’étonne de la disparité de situation à l’intérieur des annexes 8 et 10. Doit-on le rappeler ? les premiers concernés ont toujours pointé les manquements d’un système non redistributif, terme qui échappe à la Cour et qui pourtant saute aux yeux. Nous disions déjà en 2003 que le présent protocole avantage ceux qui en ont le moins besoin, c’est-à-dire ceux qui travaillent le plus régulièrement, avec les meilleurs salaires.
La Cour des comptes n’aime pas entrer dans le détail des choses, ce qui fait pourtant la vie de chacun. Elle fait l’impasse sur les discriminations dont font l’objet les intermittents sur les heures non prises en compte depuis 2003 [6]. Elle ne signalera jamais à quel point le turn-over est pour la majorité des intermittents conséquent et brutal. Elle n’essayera pas de prendre la mesure du nombre d’intermittents de l’intermittence [7], c’est-à-dire de ceux qui étant sortis du régime d’assurance-chômage ont ensuite réussi à y rouvrir des droits après un passage au RSA (ou sans réussir à ouvrir droit), pas plus qu’elle ne cherche à connaître le nombre de licenciés de l’intermittence. À la lire, on pourrait croire que tous les intermittents bénéficient d’une juteuse rente à vie. La majorité des intéressés expérimente chaque jour qu’il n’en est rien. (Le rapport Guillot – octobre 2005 – précisait que 80 % des artistes et techniciens indemnisés ont un salaire annuel de référence de 1,1 smic, p. 24.)
Mais les intéressés ont une petite idée de ce que cache le rideau de fumée du déficit alimenté par la Cour des comptes. M. Gautier-Sauvagnac, négociateur du Medef, n’a-t-il pas eu la franchise de l’avouer en 2006 : « La question n’est pas le déficit, mais le nombre d’intermittents. »
Pléthore
Au fond, que reproche la Cour des comptes aux pratiques des intermittents ?
D’être désirables. Malgré le saccage voulu du système imaginé en 2003 par le Medef et la CFDT, l’intermittence demeure un outil d’émancipation [8], et beaucoup de personnes persistent à tenter de pratiquer une activité qui leur plaît, généralement désirée, dont la productivité est toujours problématique à évaluer. On en revient alors encore à l’antienne serinée par tous les Monsieur Prud’homme de l’économie de la culture : le problème est que nous sommes trop nombreux. Que lui répondre ? Nous aimons être nombreux. Cela peut étonner les néolibéraux, mais c’est ainsi. Nous aimons être nombreux et ne pas préjuger de nos qualités respectives.
Si le conflit demeure aigu sur les annexes 8 et 10, neuf ans après la prétendue réforme, c’est que l’enjeu est important. Tous les rapports le disent et tous les acteurs économiques et les élus en sont conscients. La production culturelle en France génère autant de richesses que les plus gros secteurs industriels. Et surtout, les pratiques d’emploi de la culture sont appelées à devenir celles des nouveaux secteurs de la production. Ce n’est donc pas un hasard si le modèle de mutualisation du risque de la précarité que représentent encore les annexes 8 et 10 – détesté par tous les tenants du libéralisme – fait l’objet de tentatives de divisions répétées : division entre les artistes et les techniciens, division entre les intermittents et les permanents, division entre les intermittents et les intérimaires, division entre les chômeurs et les travailleurs, division entre les CDI et les précaires. Les intéressés, en 2003, ont répondu par la revendication d’une annexe unique regroupant tous ceux qui ont des contrats à durée déterminé et des taux de rémunération variables [9].
Autre division inventée par tous les adversaires de l’intermittence, celle entre les « professionnels » et les autres – qu’il conviendrait de professionnaliser Une arme à double tranchant... Par contre, ils ne manqueront pas de rappeler à ces experts que le meilleur mode de formation a été jusqu’en 2003 la possibilité de cumuler les heures du régime général avec celles des annexes 8 et 10.
Le concept fumeux de professionnalisation serait plus crédible si, depuis dix ans qu’il est seriné par les fossoyeurs des annexes 8 et 10, il avait été accompagné de moyens donnés à la formation permanente.
Us et Abus
La Cour des comptes voudrait creuser un autre fossé entre les bons intermittents, les vrais, et les faux, les fraudeurs. Mais si la Cour des comptes s’intéresse aux abus, quand s’est-elle renseignée sur les us des intermittents et de la production artistique ?
L’eussent-ils fait qu’ils auraient découvert que la loi n’est pas plus adaptée à nos pratiques que ce protocole qui régit notre indemnisation chômage. Nous sommes d’abord intermittents parce que nous travaillons au projet, avec un seul ou plusieurs employeurs. Or, avec la baisse des moyens alloués à la création, ces projets ont une visibilité de plus en plus réduite. Elle entraîne une mise en danger non seulement économique mais juridique de ces acteurs flexibles (compagnies de théâtre, producteurs indépendants), contrôlables à merci et qui prennent tous les risques légaux de l’emploi que refusent d’endosser les vrais donneurs d’ordre : théâtres publics ou privés, diffuseurs audiovisuels.
Concernant la « permittence », la Cour des comptes aurait dû lire la première enquête sociologique produite par notre coordination. Elle aurait appris qu’en région plus de 40 % des intermittents, bien que subordonnés à un cahier de commande qui leur échappe, reconnaissent être les dirigeants de fait d’une des associations qui les emploie. On peut en conclure comme beaucoup de syndicats que c’est la preuve, d’une part, de la vivacité du tissu culturel en France et, d’autre part, le signe d’un financement public qui n’a jamais été à la hauteur des ambitions de la décentralisation, ni de l’efflorescence de la création. Nous ajoutons pour notre part que l’usage des annexes 8 et 10 a permis d’inventer aussi une forme de travail contournant la forme classique de la subordination et les mirages de l’auto-entreprise. Si la Cour des comptes avait une vision moins comptable, elle verrait comment des mutations de notre société, comme celles qui sont apparues ces trente dernières années avec l’intermittence, ne sont pas forcément une catastrophe managériale, mais un laboratoire expérimentant des formes d’emploi alternatives au statu quo actuel.
La Cour des comptes, enfin, oublie que la meilleure préconisation pour lutter contre ce qu’il est convenu d’appeler les « abus » est issue de la lutte. C’est bien l’abandon partiel du SJR (salaire journalier de référence) dans le calcul de l’indemnité journalière (IJ), préconisation du Nouveau Modèle de la Coordination des Intermittents et Précaires qui permet d’éviter la sous-déclaration, adoptée dans le protocole de 2007 qui préserve les annexes d’un déficit bien pire que ce qu’il est aujourd’hui. Rappelons par ailleurs que nous proposons, comme l’ensemble des organisations s’opposant à la prétendue réforme de 2003, de plafonner le cumul salaires+allocations afin que celles-ci ne soient un complément pour les hauts revenus.
Nous avons découvert la préconisation de la Cour des comptes d’augmenter les charges des sociétés ayant le plus fréquemment recours aux CDD d’usage. Cette proposition est – volontairement ou non- ambiguë.
Augmenter les charges n’aurait pour nous rien de choquant si la répartition qui en était faite ensuite était juste. Nous avons vu qu’il n’en est rien. Il nous semblerait plus pertinent de commencer par déplafonner les cotisations. Rappelons qu’actuellement avec le plafonnement des cotisations à 373 €, sur un cachet de, par exemple 1.000 €, 627 € sont exempts de cotisation.
Nous sommes hélas assez pessimistes sur la possibilité que nos suggestions soient entendues pour la simple raison qu’elles sont de bon sens et assises sur nos pratiques. Nous l’avons vu plus haut, pour la Cour des comptes, les exclus ne se comptent pas ; il n’est donc pas étonnant que, pour la Cour des comptes, leur voix ne compte pas.
Démocratie
À lire les préconisations de la Cour des comptes – présidée, rappelons-le pour mémoire et pour l’avenir, par Didier Migaud, membre du Parti socialiste [10] –, nous craignons que sans un mouvement social puissant la voix des premiers concernés que nous sommes demeure ignorée, et donc méprisée.
Nous posons la question : qui était présent parmi les intéressés aux nombreux entretiens qui, paraît-il, légitiment ce rapport ?
Il nous faut rappeler que depuis plus de dix ans, l’ensemble des représentants légitimes (syndicats représentatifs ou coordinations) n’ont cessé de proposer une réforme économiquement viable et socialement équitable des annexes 8 et 10 – des accords FESAC au projet de loi parlementaire de 2006 [11], en passant par le Nouveau Modèle proposé par la CIP-IDF. Or, face à ces propositions démocratiques, on a toujours opposé un refus d’étudier, un refus de négocier. Tels sont le cynisme et la violence qui nous font face. Les protocoles de 2003 et 2006 ont été signés par des directions de syndicats représentant pas plus de 3 % de la profession. À titre d’exemple, la CFDT spectacle comptait 17 adhérents intermittents en 2005.
La Cour des comptes s’inquiète d’un système impossible à réformer pour cause de frilosité du gouvernement et de conservatisme des syndicats. Elle ignore les mouvements de 2003 et de 2006, luttes qui ont permis de retarder l’application d’un protocole injuste, dispendieux et inapproprié à nos pratiques, mais aussi d’empêcher l’application des mesures les plus absurdes, ou simplement inapplicables. A-t-elle définitivement décidé d’être sourde aux propositions des citoyens, sitôt que celles-ci ne s’inscrivent pas dans la logique comptable qu’elle revendique, dans l’idéologie libérale qui sous-tend chacun de ses attendus, dans les visées de la refondation sociale du Medef [12] qu’elle promeut ainsi ? Pense-t-elle que les principaux intéressés, intermittents, chômeurs, précaires vont accepter le modèle qui sera proposé à l’issue des prochaines négociations entre les soi-disant partenaires sociaux : une sécurité sociale du chômage préservée assortie d’un système de complémentaire privée pour ceux qui semblent être les moins fragiles et d’un système de charité assimilable à l’actuel RSA pour les autres ?
À qui s’adresse la Cour des comptes ? Aux contribuables, comme elle le prétend ? Nous en doutons. Plus certainement, nous pensons qu’elle s’adresse, par-dessus nos têtes, à ceux qui dirigent aujourd’hui de fait l’Unedic [13]. C’est-à-dire aux banques qui lui prêtent l’argent qui assure sa trésorerie. L’Unedic s’est félicitée dernièrement de ne pas dépendre de l’argent public pour le financement de son déficit. Elle a demandé l’expertise d’agences de notation qui lui ont offert un triple A que ses gestionnaires exhibent depuis lors fièrement, comme gage de leur capacité de bonne gestion.
Oui, c’est bien à ceux qu’on appelle les « marchés » que parle la Cour des comptes quand elle parle de nos vies. On voudrait conforter les citoyens dans l’idée qu’ils ne sont pas majeurs mais incapables, minorés parce que chômeurs, intermittents, précaires, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
C’est pourtant en inversant son mode de raisonnement, c’est-à-dire en privilégiant la démocratie aux dépens de l’expertise [14], en préférant la lecture politique des événements à leur interprétation comptable, qu’on redonnera au débat public la dignité qui doit être la sienne.
La question qui se pose encore et toujours reste qui décide, et de quoi ?
Non, nous ne pleurerons pas sur le déficit, le gouffre où sombre un système contre lequel nous luttons depuis huit ans et plus.
Pour la Cour des comptes, nous avons une réponse chiffrée :
Déficit toi-même !
Voir également : À propos d’un récent rapport de la Cour des comptes qui attaque l’intermittence - Sonore et trébuchant
Pour ne pas se laisser faire, agir collectivement, partager les infos et les expériences passez les lundi de 15h à 17h30 à la CIP 13 bd de Strasbourg, M° Strasbourg Saint-Denis, Tel 01 40 34 59 74
Nous proposons des permanences d’accueil et d’information
• sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle, vous pouvez envoyer vos questions, remarques, analyses à cap cip-idf.org
• sur la précarité, adressez témoignages, analyses, questions à permanenceprecarite cip-idf.org.
Coordination des intermittents et précaires