Les Matermittentes, collectif des mères intermittentes qui se sont réunies pour dénoncer le traitement discriminatoire exercé par la CPAM et par l’Assurance chômage (UNEDIC) vis-à-vis des femmes exerçant un emploi discontinu dans le cadre d’un congé maternité, reviennent ici sur quelques-uns des vides juridiques laissés dans le régime de l’intermittence en s’interrogeant sur les raisons de cette « exception sociale ».
C’est l’histoire d’une enquête, celle que nous menons pas à pas depuis près de deux ans.
Elle commence avec la naissance de quelques enfants. Ces enfants, les nôtres, ont la particularité d’avoir pour mères, des femmes qui travaillent par intermittence dans le spectacle ou l’audiovisuel. Nous sommes danseuses, comédiennes, circassiennes, réali- satrices, monteuses, chargées de production... Or, si nous exerçons nos métiers depuis de nombreuses années, notre travail ne nous a pas permis, d’ouvrir de droits aux indemnités de la Sécurité sociale pendant la durée de notre congé maternité.
Comme souvent dans une enquête, il y a un crime. Quel est-il ici ? Est-ce celui de mettre un enfant au monde ou celui d’être intermittente ? Ou bien est-ce de laisser de nouvelles mères sans aucun revenu pendant leur congé maternité ? L’enquête commence dans la stupeur.
Voici les faits : l’absence de revenu pendant au minimum 8 semaines, avec interdiction de travailler (1) durant cette période pendant laquelle nous sommes provisoirement « radiées » de Pôle Emploi. La non prise en compte de notre congé maternité par l’Assurance chômage dont nous dépendons
toutes, qui engendre une sortie du régime de l’intermittence – et une grossesse non comptabilisée dans les points retraite. Le recours à la solida- rité familiale s’impose comme seule issue possible. Rien de moins que rien.
Nous faisons l’amère expérience – la mère expérience ? – qu’il est possible, en 2011, en France, d’être salariée reconnue, tant professionnellement que sur un plan statutaire, sans pour autant être protégée socialement. Comment est-ce possible ?
En premier lieu, il nous faut trouver des indices et les rassembler. Nous comparons donc nos situations, récoltons des témoignages et constatons que nous n’avons effectivement pas le droit au congé maternité selon deux articles utilisés par la Sécurité sociale pour nous opposer ses refus : R.313-3 et R.313-7.
La lecture du premier article nous informe que nous aurions dû effectuer au minimum 200 heures de travail dans les trois mois qui précèdent notre début de grossesse ou notre début de congé maternité. Or, si le nombre d’heures semble peu important, il doit être effectué sur une période fixe et déterminée à l’avance, par nature contradictoire avec notre mode de salariat, à savoir l’emploi discontinu.
Nous pouvons tout à fait remplir les conditions, mais pas nécessairement sur la période étudiée, et encore moins faire entrer dans le calcul une date de début de grossesse, que personne ne peut tout à fait contrôler. En outre, les trois mois précédant le début du congé maternité correspondent au 6e, 7e et 8e mois de grossesse, période pendant laquelle le travail est impossible dans certains métiers, très physiques, de ce secteur, (artistes de la scène, danseuses, techniciennes qui portent des charges lourdes, travaillent en hauteur, manipulent des produits toxiques...) ; sans compter que l’aspect physique ne permet plus l’employa- bilité des comédiennes, danseuses, circassiennes...
Quant au second article, confectionné spécifiquement pour les professions intérimaires et discontinues, les conditions d’ouverture de droits spécifient l’obligation d’avoir travaillé 800 heures ou d’avoir gagné l’équivalent d’un SMIC (2) mensuel dans les 12 derniers mois précédant les deux dates clés : début de grossesse ou congé maternité. Là encore, aucune d’entre nous, ne remplit les critères (3). La Sécurité sociale est dans son droit. Et nous, dans le vide.
Combien sommes-nous dans ce cas ? Impossible de le dire, ni de le savoir.
Au regard de la précarisation actuelle du monde salarié (4), l’exclusion de salariées et d’assurées dont nous sommes, du droit à l’entraide qui fonde le motif même de l’existence de la Sécurité sociale, ne saurait être tout à fait insignifiant. Pourtant aucun chiffre, aucune statistique ne met en lumière cette rupture évidente de protection sociale.
Un point sur nos situations de travail, puisque celles-ci sont déterminantes pour l’étude de nos droits au congé, nous semble alors nécessaire. Globalement, nous déclarons toutes entre 530 heures et 750 heures de travail par an (5), comme une grande part des intermittents, et percevons en salaire a minima entre 5500 euros et 15 000 euros sur l’année (6). En fait, nous faisons partie de cette moitié des intermittents qui gagnent en salaires moins que le SMIC sur une année. En revanche, nous percevons l’Assurance chômage, qui vient compenser mensuellement nos salaires (7). Or, celle-ci n’est pas prise en compte dans l’ouverture de droits au congé.
La faiblesse de nos salaires s’explique en partie en raison de la dépendance de nos secteurs aux financements publics. L’aléatoire des subventions, leur irrégularité comme leur montant, rendent fragile le montage financier des productions. Dès lors, le travail fourni est sans aucun rapport avec la valeur de celui-ci (durée, compétences, grille des salaires...).
Quelle que soit la place que nous occupons dans un projet, initiateur ou simple technicien, nous payons en quelque sorte le « prix du désir ». Il faut dire que nous sommes bien loin d’un rapport utilitaire au travail. Parlons plutôt d’activité dans nos cas, ponctuée par des temps de travail rémunéré. Dans ce contexte, notre salaire n’est « ni une mesure du temps de travail, ni une mesure de sa valeur (compétences, qualités), dès lors que bon nombre d’activités artistiques et culturelles s’inscrivent dans des temps
longs, incompatibles avec les temps courts de la valorisation marchande, et fuient le calcul comptable de rentabilité économique » (8).
Si notre salaire ne correspond pas à notre activité, en revanche celui-ci nous donne droit à l’indemnisation chômage car nous cotisons suffisamment pour en bénéficier. Sur un plan statutaire, notre temps de chômage est la résultante de notre travail. Or, c’est précisément l’inverse qui se produit : c’est notre activité non déclarée, invisible, qui génère de la richesse (développement de recherches et de création), qui elle-même génère du travail salarié. Car, en réalité, « ce que rémunère le régime d’indemnisation (chômage), n’est pas de l’oisiveté, mais un travail invisible que les employeurs s’approprient gratuitement puisqu’ils ne paient que le produit fini selon une logique de prestation de service » (9). C’est également parce que nos salaires sont compensés par l’indemnisation de l’assurance chômage que les employeurs se permettent de ne pas rémunérer les intermittents à la hauteur du travail fourni (10). Le coût réel du travail est occulté dans nos secteurs et bien malheureux serait celui qui tenterait de l’évaluer à sa juste valeur sans voir l’économie du spectacle vivant ou de l’audiovisuel mourir dans les décombres du libre-échange.
De ces premiers éléments d’enquête, nous réalisons que, « bénéficiant » du régime de l’intermittence, nous « supportons » une économie culturelle fondée sur une dissimulation de notre activité continue. Mais quelle preuve avons-nous ? Aucune. Et c’est bien la raison pour laquelle la Sécurité sociale, qui conditionne ses ouvertures de droits aux prestations en espèces du congé maternité, au montant des cotisations issues de nos salaires, nous oppose des refus.
Mais notre enquête ne s’arrête pas là. Nous découvrons, penchées sur nos dossiers respectifs que nombre d’entre eux ne sont pas traités correctement (erreurs de dates, non prise en compte des cotisations des congés spectacle, non application des cachets comptabilisés à 16 heures, non cumul des heures selon nos régimes respectifs – Agessa/ Annexe 8 et 10 – etc.). Plus grave, nous découvrons que certains articles, dits de maintien de droits (161-8, 311-5) ne sont, dans plusieurs cas, pas appliqués.
Pourquoi tant d’aléatoire dans le traitement de nos dossiers ? Pourquoi certains articles ne sont-ils pas appliqués ? Pourquoi, d’une antenne CPAM à une autre, les dossiers sont-ils traités différemment ? Pourquoi nous oppose-t-on toujours les mêmes arguments en réponse à nos recours ou lors de nos passages au Tribunal des Affaires de Sécurité sociale, dont les délais sont par ailleurs hallucinants ?
Quelques indices décelés du côté des « maîtres maux » managériaux de la Sécurité sociale – concept d’efficience (taux de productivité associé aux moyens mis en œuvre), nombre de salariés techniciens (ceux qui traitent nos dossiers) – dévoilent des mesures (11) dont les conséquences influent directement sur le traitement de nos dossiers. Les techniciens, démunis face à la complexité de nos dossiers et forcés de travailler à grande vitesse, multiplient les erreurs. Charge à nous de les faire rectifier et selon nos apti- tudes, s’il vous plaît.
Le propre d’une enquête est d’associer ce qui est apparemment sans lien. Or, l’aptitude à nous défendre, à prendre en charge notre destin d’assurée sociale et de mère pour recouvrer nos droits – à supporter le risque de notre maternité – n’est pas sans rapport, pour reprendre les termes de Rémy Caveng (12), avec notre aptitude de salariée intermittente à supporter les risques du marché puisque nous sommes sommées de construire, par nous-mêmes, notre propre employabilité (recherche de contrats, formation, perfectionnement des savoir-faire, préparation, montage de projets).
D’un risque à l’autre, ce qui est censé nous protéger – assurance maladie et régime de l’intermittence – nous plonge dans le vide par un renversement subtil du sens et des motifs de la protection sociale. Car celle-ci repose sur l’idée « fausse et spontanée » qu’elle est financée par l’épargne salariale, par du salaire différé ; ce que précisément défendent « les fonds de pensions et les financiers qui veulent remplacer un système de droits inconditionnels collectifs par des contrats commerciaux individualisés selon lesquels qui cotise plus a droit à plus » (13).
À ce point de notre enquête, la non indemnisation de nos congés maternité apparaît être le signe avant-coureur d’une logique de privatisation de la protection sociale, en même temps qu’elle se révèle être le triste symptôme d’un effort de rentabilisation de tous les secteurs, y compris ceux de l’art et la culture.
Rien n’est plus belle œuvre que l’enfant mis au monde (combinaison complexe organique dotée d’intelligence et de bien d’autres choses). D’ici à ce que l’on envisage de vendre nos enfants au prix du marché, il y a, certes, un pas. La société devra reconnaître, dans leur naissance, le produit d’un travail bien fait, longuement mûri, rémunéré à hauteur de l’effort (ce qu’elle a déjà manifestement du mal à accepter lorsqu’il s’agit d’une œuvre artistique). Mais, si c’est le prix à payer d’une protection sociale cohérente, qu’attendons-nous ?
Moins cyniquement, nous pourrions conclure que le crime commis n’est pas de mettre un enfant au monde ou d’être intermittente, ni même de ne percevoir aucun revenu pendant notre congé maternité. Le crime commis, ne serait-ce pas ce dogme qui, par tous les moyens possibles, cherche à quantifier, rationaliser et rentabiliser la vie ?
Collectif Les Matermittentes
NOTES
1– Article L224-1 du code du travail : « Les salariées ne peuvent être occupées pendant une période de huit semaines au total avant et après leur accouchement. Il est interdit d’employer des femmes en couches dans les six semaines qui suivent leur délivrance ».
2– La Sécurité sociale se base sur le calcul suivant 2030 x le SMIC horaire. En 2011, le calcul est le suivant 9 € x 2030 : 1522 €/mois, c’est-à-dire que la Sécurité sociale demande aux salariés en profession discontinue de gagner plus d’un SMIC par mois (1365 €/mois), pour pouvoir bénéficier des indemnités maladie ou maternité. Les 2030 x le SMIC sont un ratio fondé sur un travail hebdomadaire à 39 heures et non à 35 heures. Les conditions d’ouverture n’ont donc pas changé depuis le passage aux 35 heures.
3– À titre de comparaison, les conditions définies par ces articles correspondent à une quantité de travail moyenne supérieure à celle réglementée par le régime d’assurance chômage des annexes VIII et X : en effet, 200 heures en trois mois ou 800 heures en 12 mois équivalent à environ 700 heures de travail en 10 mois et demie (près de 70 heures par mois), alors que le nombre d’heures sur lequel se base l’assurance chômage est de 507 heures en 10 mois ou 10 mois et demi (soit 50 heures par mois), un nombre déjà difficile à atteindre compte tenu des réalités du métier et de la manière irrégulière dont nous sommes rémunérés et déclarés. La Sécurité sociale demande le même nombre d’heures effectuées aux femmes en CDI à temps plein et aux femmes à emploi discontinu, sans tenir compte des spécificités de nos modes de rémunération et d’embauche.
4– Plus de 11 % des femmes sont en CDD et 30 % travaillent à temps partiel.
5– Relativement peu nombreux sont ceux qui déclarent entre 650 et 800 heures, la majorité (59.2%) déclarant entre 507 et 650 heures. Rapport n°3, novembre 2005-11-25. Étude statistique, économique et sociologique du régime d’assurance-chômage des professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel. Enquête socio-économique : première phase exploratoire de l’analyse statistique, réalisée par Antonella Corsani et Jean-Baptiste Oliveau.
6– « Il apparaît très clairement que le plus grand nombre d’intermittents (56.4 %) gagne un salaire annuel compris entre la moitié d’un SMIC et un peu plus d’un SMIC » ; « 50 % des artistes de la musique et du chant gagnent un salaire annuel inférieur à 6643 euros, 50 % des artistes dramatiques gagnent un salaire annuel inférieur à 7638 euros, 50 % des artistes de la danse gagnent un salaire annuel infé- rieur à 7900 euros » ; « la moitié des salariés qui travaillent dans l’audiovisuel gagne un salaire inférieur à 16209 euros/an ». Cf Rapport n°3, novembre 2005-11-25. 7– Selon un calcul se basant sur le nombre d’heures effectuées et le montant des salaires sur la période étudiée précédant l’indemnisation.
8– Cf. Rapport n°3, novembre 2005-11-25.
9– Article : « De l’intermittence comme nouveau modèle de protection sociale », par Remy Caveng, in La revue des idées, août 2008.
10– Les allocations chômage sont appelées à couvrir un double rôle : financer la flexibilité, autrement dit, payer le coût de la mise à disposition (comme d’ailleurs dans bien d’autres secteurs où se développe la discontinuité de l’emploi), mais aussi un rôle de redistribution des ressources permettant de compenser des inéga- lités structurelles de salaire. Ibid.
11– À lire dans la Convention d’objectifs et de gestion entre l’État et la CNAMTS pour la période 2010-2013.
12– Citation de l’article de Remy Caveng « De l’intermittence comme nouveau modèle de protection sociale : Intermittents et précaires », Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, in La revue des idées, août 2008.
13– Article de Yann Moulier Boutang, « Contre le fétichisme de la cotisation sociale », in Multitudes, mai 2004.
Article paru dans L’observatoire, la revue des politiques culturelles, n°38, été 2011
http://www.observatoire-culture.net
Dossier du numéro 38 de l’Observatoire La revue des politiques culturelles, CE QUE DISENT LES ARTISTES
L’artiste est-il un travailleur à part ? Comment construire un imaginaire sensible du territoire avec les habitants ? La mobilité artistique a-t-elle des frontières ? Comment l’art transforme-t-il notre regard sur l’espace public ?, etc. Telles sont quelques-unes des 12 questions auxquelles répondent des artistes de tous horizons (plasticiens, intervenants urbains, danseurs, metteurs en scène de théâtre, artistes de rue, designers, comédiens, écrivains, poètes, musiciens, artistes « numériques ») dans ce numéro spécial entièrement consacré aux artistes.
À Avignon comme lors des autres festivals de l’été, de nombreux salariés du spectacle vont se croiser, travailler ensemble, se rencontrer.
La coordination vous propose d’y faire circuler largement un document (2p.) qui fait le point sur des pratiques qui ont cours actuellement, à Pôle emploi et parmi les employeurs, bien qu’elles soient dépourvues de toute base légale ou réglementaire et puissent donc être refusées, sauf à ne pas connaître ses droits, c’est là :
Intermittents, nous avons des droits
Les locaux utilisés par la coordination depuis plus de 7 ans suite à un accord avec la Ville de Paris étaient voués à la démolition en raison d’un important projet urbanistique. Deux ans de négociations avec la Ville n’ayant débouché sur aucun accord quant à un relogement, la coordination a dû déménager en mai 2011 pour éviter une expulsion et le paiement de près de 100 000 € d’astreinte.
L’immeuble du 14 quai de charente permettait l’existence d’un centre social à Paris. L’espace disponible ayant été divisé par 10, cette fonction a été détruite, faute d’avoir su conduire la Ville à honorer son engagement de relogement. Contrainte au repli dans un local provisoire, la coordination maintient deux permanences d’autodéfense sociale afin de poursuivre l’enquête et l’action sur les droits collectifs et la précarité et un site internet destiné à mutualiser analyses et expériences de luttes.
Nous comptons agir à nouveau pour un relogement qui permette de développer des activités variées, auto-organisées et non marchandes, et appelons à signer en ligne et faire connaître Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde. Merci d’indiquer à accueil cip-idf.org un n° de téléphone afin de recevoir un SMS pour être prévenus lors d’actions pour le relogement ou d’autres échéances importantes.
Pour ne pas se laisser faire, agir collectivement :
Permanences les lundis de 15h à 17h30
À la CIP, 13 bd de Strasbourg, Paris 10e, M° Strasbourg Saint-Denis
Tel 01 40 34 59 74
Adressez questions, témoignages, analyses, conseils :
Précarité : écrire à permanenceprecarite cip-idf.org
Assurance-chômage des intermittents du spectacle : écrire à cap cip-idf.org
Pour soutenir la coordination des intermittents et précaires, envoyez vos chèques à l’ordre de AIP à la CIP-IdF, 13 bd de Strasbourg, 75010 Paris. Sur demande une attestation peut vous être fournie.