Après la panne
Texte d’Eric Lacascade
« De la nécessité de l’art comme véhicule pour éviter de se retrouver dans la voiture balai de l’histoire » : le directeur du Centre Dramatique National de Normandie tire quelques enseignements de la « panne historique » de l’été 2003.
J’ai toujours travaillé dans l’accumulation, dans l’urgence. Trait de caractère ?
Peut-être... J’ai toujours eu cette boulimie de rencontres, d’événements et j’ai
entraîné mon équipe pendant des années à ce rythme. Au risque de la fracture.
Aujourd’hui je sens qu’il m’est nécessaire de faire différemment. Et d’abord
pourquoi faudrait-il reproduire chaque année le cadre de l’année précédente ? Ne
pourrions-nous pas envisager la rencontre avec le public autrement qu’à travers 15
ou 20 spectacles programmés d’octobre à mai ? Un CDN ne se doit-il pas, pour
rester vivant, de mener une réflexion permanente sur comment rencontrer l’autre
et, en même temps, comment rester au cœur du processus créatif ? Notre saison
dernière fut belle et brillante. Tant mieux et profitons-en pour tenter autre
chose. Imaginons une promenade et pas une course contre la montre. Une réflexion
partagée et non une certitude imposée. Un temps à retrouver et non un temps à
remplir.
Faisons comme si le théâtre était l’inconnu et que nous partions à sa recherche.
Où en sommes nous ? Quelles représentations donnons-nous ? Pourquoi le public
a-t-il du mal à venir au théâtre ? Qu’est-ce que le théâtre aujourd’hui ? Un passe
temps ? Un divertissement désuet ? Une vieille chose dépassée ? Une sortie
branchée ? Une opération de marketing ? Une image de marque ? De la bonne
conscience ? Du sens ? De la liberté ?
Quels que soient les spectacles que nous pouvons proposer, nous faisons partie du
paysage culturel. Or, il me semble qu’il faut justement éviter de faire partie
(parti) car le théâtre n’est pas un lieu de parti : le théâtre est (ou était, ou
devrait être) cet endroit où l’on ne cède pas, où l’on ne renonce pas devant la
pression des médias, la commercialisation, l’étiquetage, la morale, le bon goût,
la tradition, l’imitation, le conformisme, l’individualisme, le profit, le rôle
que l’on veut nous faire jouer, la désinformation.
Par son esprit de recherche, par son artisanat, par le maillage parfait entre
plaisir et connaissance, par le dévoilement permanent de l’intime, par son essence
même et son éthique le théâtre travaille la partie refoulée, obscure de notre
société et nous réveille nous qui sommes si souvent menés par le bout du nez.
J’entends dire de plus en plus souvent à travers les différents discours, qu’il
faut s’adapter au monde tel qu’il est, qu’il n’y a pas d’alternative. Je ne suis
pas d’accord. Je sais que des alternatives sont possibles, je sais que d’autres
mondes sont envisageables. Nous le savons nous autres artistes qui voyageons tous
les jours dans ces autres mondes. Il y a dans chaque chanson de Ferré ou de
Barbara, dans chaque pièce de Tchekhov, de Shakespeare, ou de Molière, dans chaque
tableau de Picasso, dans chaque film de Godard ou de Tavernier, dans chaque acte
artistique, il y a une proposition de vie ; alors qu’on ne me dise pas "on ne peut
pas faire autrement« ou »il faut s’adapter". Nous créons, et découvrons tous les
jours des « possibles » ; tous les jours nous éprouvons ces « possibles » avec nos
corps, nos esprits et nos cœurs.
"Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde - le nôtre - nous le voyons se
multiplier, et autant il y aura d’artistes originaux, autant nous aurons de mondes
à notre disposition." Marcel Proust.
Evidemment que du jour au lendemain le monde peut bouger. Par exemple, cet été
nous devions être dans la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon et nous n’y
étions pas. De tous les lieux que j’ai pu traverser celui-ci est le plus grand, le
plus beau, le plus difficile, le plus effroyable, le plus excitant de tous, et
pourtant nous n’y étions pas. Cet été il y a eu des festivals annulés, des
tournages suspendus, des concerts supprimés, des spectacles compromis. La grande
panne historique. Et de cette panne, nous pouvons tirer quelques enseignements :
1 - La subvention n’est pas qu’un financement nécessaire et indispensable à la
naissance d’œuvres d’art mais c’est aussi une incitation ayant une portée en
termes de développement économique. Et ce ne sont pas les commerçants d’Avignon,
d’Aix, de Montpellier, de La Rochelle qui diront le contraire.
2 - Le corps social est nécessaire à l’artiste. L’artiste est nécessaire au corps
social. "De nos jours les gens voient des brouillards, non parce qu’il y a des
brouillards, mais parce que des peintres et des poètes leur ont appris le charme
mystérieux de tels effets." Oscar Wilde in Le Déclin du mensonge.
3 - Avec l’accord du 26 juin, l’audiovisuel s’adaptera et le théâtre public perdra
ce qui lui permettait de vivre. Le théâtre public deviendra amateur. Ceci n’est
pas un jugement de valeur, c’est une réalité économique. Mais un état peut choisir
de ne plus avoir « d’artistes professionnels » comme de ne plus avoir de sportifs
professionnels, etc. Notre modèle n’est pas le seul. On peut imaginer qu’il n’y
ait plus que des théâtres privés et un théâtre amateur. Notre système est une
exception ; la règle serait celle qui règne en Italie, en Grande Bretagne ou aux
Etats-Unis. Mais l’enjeu est tel qu’il mérite un chantier national qui ne peut
faire l’économie d’une consultation de l’ensemble de la population.
4 - La grève des spectacles est insupportable car elle met mal à l’aise et inutile
un certain nombre de métiers qui existent par le travail de l’artiste : à
commencer par les journalistes culturels qui déjà ont de moins en moins
d’expression dans les médias et qui, dans ce qui leur reste, ont été, à chaud,
pour la plupart rarement capables d’enquête et d’analyse. Combien de propos
sentencieux et remplis de rancœur devant leur joli programme d’été gâché. Et quid
des gestionnaires de salles de spectacles hagards, perdus, surgissant avec
Libération sous le bras et ne sachant plus quels étaient leurs lieux, leurs
pouvoirs, leurs paroles dans des bars désertés de stars, de public, de
journalistes. Et ne parlons pas des attachés de presse, directeurs de casting,
producteurs etc. Bref, toute une profession (le mot me fait rire) perdue, courant
de part et d’autre, sans parole, car la seule parole réelle et authentique s’était
tue. Commençons donc peut-être à parler de ce qui nous différencie.
4 bis - La création artistique et esthétique du théâtre public a-t-elle (ou
doit-elle avoir) le même statut et le même but que la création artistique et
esthétique de l’industrie audiovisuelle régie par les lois de l’économie de marché
?
5 - Le travail artistique est-il un travail ou un ailleurs du travail ? Est-il le
modèle du travail non aliéné ou le laboratoire pointu de la plus féroce
concurrence interindividuelle ? Est-ce une zone de travail alternative ou est-ce
le rêve capitaliste réalisé : fragmentation du travail, individualisation des
relations patrons/employés, flexibilité acceptée et revendiquée, inégalité de
réussite et de rémunération énormes acceptées et célébrées, etc. ?
6 - L’exception culturelle est ou était une réalité. C’est ou c’était une fierté
nationale. C’est elle qui fait réagir des élus républicains devant les propos du
baron Seillière. Venue du siècle des Lumières, c’est cette notion qui donna à la
France durant des siècles sa puissance et son indépendance. C’est cette France-là,
la République, ses vertus qui sont insupportables pour les barons et les seigneurs
du MEDEF.
7 - « Etre néo-libéral ou ne pas être ? » Situant bien le piège qui fait que de
toute façon notre corps, notre être, en étant là, acceptent les lois et les règles
néo-libérales, les intermittents, cet été, ont inventé l’absence. Se retirer.
L’être ailleurs comme moyen de lutte. Le stop de Meyerhold. Cet été, Meyerhold l’a
emporté sur Stanislavski.
8 - Tant que nous étions peu engagés dans cette lutte nous définissions facilement
l’ennemi. Quand on s’engage plus avant, on se rend compte que l’ennemi ce n’est
personne. Ou tout le monde (les médias, la CGT, le gouvernement, les
intermittents, le MEDEF...) donc le problème est en nous-mêmes et juillet 2003
n’est donc pas mai 68. Nous sommes de plus en plus nombreux à savoir que la valeur
argent-profit emmène le monde au gouffre mais nous ne savons pas encore comment
nous en passer.
9 - Ce sont les formes artistiques et les artistes qui constituent la frange la
plus sauvage, la plus bohémienne, la plus hétéroclite, la moins étatisée, la moins
industrialisée, qui se retrouve marginalisée et laminée de notre système culturel.
Le besoin de codifier, d’homogénéiser, de finaliser, de formater une culture ne
serait-elle pas une composante de la fabrication du consentement dont parle
Chomsky ?
10 - A force de croire qu’avec des spectacles on peut changer le monde on peut
aussi finir par l’enterrer.
11 - Il faut se méfier de ceux qui confondent l’éclairage d’une salle de spectacle
avec la lumière du jour.
Mais revenons à nos saisons. Car saison il y a mais déjà plus comme avant. Il ne
s’agit plus d’opposer des idées à des pratiques mais des pratiques à des
pratiques.
Qui dit théâtre dit répétition, création, transmission. La saison se déclinera
donc au rythme de ces trois périodes, chaque trimestre étant consacré uniquement à
chacune d’entre elles. Nous avons toujours accordé autant d’importance à la
fabrication des spectacles qu’à leur représentation, mais jamais nous ne l’avions
à ce point formalisé. L’occasion s’est présentée avec le déséquilibre entre
l’ambition d’un projet et son financement que nous avons tenu pendant trois
saisons. Il était temps de dire stop et de faire uniquement avec les moyens que
nous avons. Et voilà que le cas isolé du CDN devient la généralité révélée au
grand jour...
Le premier trimestre s’appelle le Squat, terme prémonitoire choisi courant mai. Le
temps des répétitions (septembre, octobre, novembre, décembre). Compagnies,
metteurs en scène, comédiens et autres artistes sur trois plateaux occupés. Le
Squat, un plateau en état de marche comme un espace vide à occuper par les
artistes nomades, sans feu ni lieu. Et par les spectateurs, hommes et femmes de
passage pour partager les répétitions parce qu’une œuvre se fabrique aussi à
travers ceux qui la regardent.
L’esprit du Squat c’est se libérer des modes de penser le théâtre. Vous libérer,
nous libérer le plus possible des notions de résultats, de consommation, de
rentabilité de l’œuvre d’art, s’attacher aux processus, aux personnes. Réfléchir à
comment se pratique le théâtre aujourd’hui, rêver ensemble à la gestation de
l’œuvre d’art, faire évoluer le mode de représentation, travailler sur la qualité
et non sur la quantité ; mais aussi remplir notre mission de service public
c’est-à-dire permettre à des compagnies de travailler dans des conditions
décentes.
Profiter de ce premier trimestre pour multiplier les prises de paroles, les
rencontres, les débats sur l’état de l’art ici et maintenant. Les pratiques
sociales, la façon de vivre, de consommer, de communiquer, de regarder ont été
complètement bouleversées au cours de ces cinquante dernières années et nous, dans
les institutions culturelles, nous continuons à faire comme si nous venions de
naître. La culture a besoin aujourd’hui de nouveaux espaces où l’art puisse se
concrétiser tant au niveau des modes de production que des modes de
représentations. Œuvrons ensemble à la mise sur pied de ces espaces. Œuvrons
ensemble à la définition du nouveau projet du CDN. Les maisons de l’art doivent
toujours revendiquer une réelle autonomie artistique mais elles doivent aussi
redevenir des lieux de rencontres, des places publiques, des lieux de vie et de
démocratisation. On ne convertit pas le peuple à l’amour de l’art. L’art n’est pas
une religion ni une idéologie c’est un outil de connaissance que chacun doit
pouvoir utiliser. Nous devons absolument et nationalement nous donner de nouvelles
perspectives, de nouveaux buts, de nouveaux moyens.
Le deuxième trimestre sera consacré à la représentation. Une dizaine d’équipes,
animées par des compagnons de route du CDN ou découverts plus récemment qui font
bouger le théâtre sur les scènes internationales, se succèdent sur les plateaux de
janvier à mai. Moins de compagnies et donc moins de spectacles mais installées sur
des périodes plus longues que par le passé pour donner du temps au temps de la
représentation et de la rencontre avec les publics. C’est le temps du Spot, de la
lumière après l’ombre du Squat.
Le troisième moment de la saison, de la mi-avril à la mi-juillet, s’appelle la
Friche. Tout est à inventer, tout est à semer, tout peut naître. C’est le temps de
la formation. Tout projet fort au sein d’une institution devrait faire école.
Malgré notre peu de moyens, j’ai décidé de renouveler l’expérience de formation
tentée il y a trois ans : trois mois de formation avec des maîtres pour douze
jeunes apprentis, trois mois d’épreuves et d’apprentissages. C’est une formation
initiale et non une école supérieure. Ce n’est pas non plus une classe
préparatoire aux écoles nationales. Elle ne revendique aucune utilité immédiate et
quantifiable son unique mission est de faire éprouver le théâtre, de mesurer le
degré de conviction de douze jeunes qui ont envie de faire le théâtre que nous
faisons, revendiquons, défendons. Le Workcenter de Jerzy Grotowski and Thomas
Richards sera le pivot de cette période de formation qui s’inscrira dans un projet
triennal de transmission, regroupant six centres européens dont celui d’Anatoli
Vassiliev à Moscou. Je souhaite qu’au cours de cette troisième période vous
puissiez être témoins du travail des élèves et des stagiaires, professionnels et
amateurs et que vous participiez aux débats suscités par les questions de la
formation. En particulier, j’aimerais que toutes les personnes en situation
d’élèves-apprentis se rencontrent et échangent sur théories et pratiques, quelles
que soient les situations, dans le cadre du projet « l’école parle à l’école ».
Ainsi la boucle du théâtre est bouclée et tout peut recommencer.
Eric Lacascade
Directeur du CDN de Normandie-Comédie de Caen
APRES L’ETE, LA RENTREE AUTREMENT...
Un important mouvement social bouleverse les professions de l’art et de la culture
depuis le 26 juin. Après l’annulation de la majorité des festivals d’été, ce
mouvement vient toucher les théâtres et autres lieux de spectacle et par
conséquent le déroulement de nos saisons artistiques. Depuis début juillet, le
collectif des intermittents de Basse-Normandie est hébergé au Théâtre 32 rue des
Cordes.
En tant que Directeur du Centre Dramatique National de Normandie, il me semble
être de mon devoir de partager leur inquiétude et de ne pas enfermer la Comédie de
Caen dans une opposition stérile entre les institutions d’un côté et les
collectifs d’intermittents de l’autre.
J’ai donc proposé au collectif des intermittents de Basse-Normandie une cogestion
du 32 rue des Cordes et de participer à sa programmation et ce pour une période
allant jusqu’au 30 novembre, date à laquelle nous reverrons notre accord.
Les activités programmées dans ce lieu risquent par conséquent d’être modifiées.