Dans une copie anastatique du livre intitulé Documenti della Rivolta Universitaria republié par Laterza en 2008, on peut lire un écrit signé par le comité d’agitation de la faculté de lettres, loi et magistère de Turin, qui date de janvier 1968, intitulé Didactique et répression. Dans ce texte, où l’on ne manque pas de reconnaître une certaine sensibilité propre à l’époque, plusieurs choses sont statuées : que l’université est une machine hiérarchique qui reproduit sourdement les rapports de classe de la société, que les enseignants n’enseignent rien, que leur parole et leurs publications n’existent que dans le but de cumuler salaires et titres honorifiques, que le travail d’enseignement véritable est fait par les assistants et d’autres précaires, que les étudiants en tant que masse anonyme à discipliner servent de public somnolent au rituel de cet abus de pouvoir.
L’université est ici décrite comme un lieu sacré où il faut observer un comportement soumis prescrit par une liturgie implicite, ce que prouve l’anecdote suivante : « un professeur d’anatomie, à chaque début d’année se fait décréter un applaudissement, ensuite il répond à peu près ainsi : « Merci de cet applaudissement, que par ailleurs j’ai mérité, car dans ma personne vous honorez la Science » (1) .
Si un héritage de soixante-huit existe on pourrait le décrire comme une exhortation à la méfiance systématique vis-à-vis de la légitimité du pouvoir quel qu’il soit. Avant cette époque par exemple la position de pouvoir du professeur, fondée comme elle l’était sur la possession d’un savoir désintéressé, pouvait paraître la moins illégitime, alors qu’en réalité elle était source d’une inquiétante métonymie. Si le corps du professeur incarne la Science, en critiquant cette incarnation ponctuelle, disait l’Institution, on piétine le patrimoine de l’Humanité.
Voici la racine de la violence que les étudiants subissent : il est impossible de critiquer le pouvoir sans disqualifier le savoir détenu par celui qui l’exerce, parce qu’ils se trouvent unis dans un seul corps d’enseignant oppresseur.
Foucault, qui n’a eu de cesse d’analyser les rapports entre sujets, gouvernement et vérité, dans son dernier cours au Collège de France (2) appelait le public à exercer l’anarchéologie, soit à secouer les familiarités, les habitudes contractées dans des conditions de disparité de pouvoir qui finissent par se stabiliser et par constituer un quotidien acceptable. Dans ce même cours Foucault parlait aussi de « témoignage par la vie »(3), et il le citait comme étant l’un des aspects fondamentaux du militantisme du XIX ème siècle.
Le témoignage par la vie intervient là où il y a un savoir sans pouvoir, ou pour être plus exact un savoir contre un pouvoir. C’est une manière de faire valoir un élément éthique, de faire émerger la vérité par le scandale, en utilisant l’impossibilité objective d’un dialogue, non pas en la subissant, mais en la retournant dans sa consistance non verbalisable contre l’ennemi. Dans ce cours Foucault travaille sur une modalité spécifique du franc parler, la parrêsia, qui voit toujours le plus faible utiliser la vérité comme arme contre le plus fort, à son risque et péril. La parrêsia serait donc le moment où la prononciation d’un discours dans des circonstances particulières pourrait donner lieu à une transformation des rapports de pouvoir au moyen d’une traduction par les mots de l’éthos d’un individu ou d’une collectivité. La modalité de véridiction de l’enseignant est la techné - dit Foucault - alors que celle du parrêsiaste est l’éthos. Entre ce que le parrêsiaste fait et ce qu’il dit il doit y avoir un accord, ce qui ne vaut pas pour l’enseignant.
Entre la subjectivité instituée du professeur et celle constituante des étudiants, le conflit est éthique et politique. En rentrant à l’université pour se changer eux-mêmes les étudiants se trouvent à devoir payer pendant cinq ans le prix d’être juste ce qu’ils sont, soit des êtres en train de se transformer, qui cherchent à ne pas coïncider avec ce qu’ils sont déjà, qui essayent de comprendre ce que signifie apprendre et non pas comment capitaliser sur ce qu’ils savent. Ce que les étudiants contestent ici, par des actes de parrêsia et des témoignages par la vie, est leur place de spectateurs d’un rapport de pouvoir qui se présente d’emblée comme immuable et dont le présupposé est que chacun incarne sa position par rapport à la Science, au Savoir.
La Science est ce qu’on applaudit dans le professeur qui se tient au bout de l’amphithéâtre. Car ce professeur d’anatomie a deux corps : le corps physiologique qu’il a en partage avec les cadavres qu’il enseigne à sectionner et avec les étudiants censés l’applaudir dans la salle ; et l’autre corps immatériel, immortel, dépositaire légitime d’un pouvoir à exercer sur les sans-pouvoir.
Ce double corps qu’on ne sait pas voir a une longue histoire. Les doctrines du Moyen Age, analysées dans Les deux corps du Roi, nous enseignent que le monarque est « un Corps naturel et un Corps politique ensemble indivisibles (...) ces deux Corps sont incarnés en une seule Personne, et forment un seul Corps et non plusieurs, c’est-à-dire le Corps corporatif (4) dans le Corps naturel, et et contra le Corps naturel dans le Corps corporatif. » soit « dans le roi, il n’y a pas seulement un Corps naturel, ou seulement un Corps politique, mais un corps naturel et un corps politique ensemble » (5).
Bien entendu, c’est en tirant la couverture du côté du deuxième corps, celui du pouvoir, que Kantorovicz appelle la « fiction physiologique abstraite » (6), que le professeur d’anatomie préserve sa place incorporelle et intemporelle, et qu’il récolte les applaudissements.
Et pourtant c’est à cause de cette fiction qui semble naturaliser la hiérarchie - celle d’un corps mystique, tel un Dieu caché (7)dans la chair d’un mortel - que des groupes issus de l’université, celle de Sociologie de Trento quelques années auparavant s’étaient mis à théoriser qu’en tuant les tenants du pouvoir on peut tuer le pouvoir ou le renverser.
Ce renversement, croyaient-ils, n’aurait pas lieu sans une forme de pédagogie, sans « en frapper un pour en éduquer cent ». On peut lire ce slogan dans la célèbre photographie de 1972 où l’on voit Idalgo Macchiarini, dirigeant de la Sit-Siemens, premier séquestré des Brigades Rouges à Milan (8) . L’homme, qui sera libéré quelques heures plus tard, regarde vers sa gauche dans la direction d’un canon de fusil pointé sur sa tempe. A sa droite un autre canon de fusil est posé sur sa joue. Une pancarte pend de son cou où l’on peut lire à la première ligne « Brigades Rouges » - une étoile pleine sépare les deux mots - plus bas « Mord et fuis ! Rien ne restera impuni ! En frapper 1 pour en éduquer 100. Tout le pouvoir au peuple armé ».
La main anonyme qui soulève la pancarte à droite dans la photographie accomplit un geste voué à accroître la lisibilité des mots, à les tirer à l’intérieur du cadre pour faire cacher entièrement le corps du prisonnier, dont on ne montre que le minimum : un visage entre deux armes. Le prisonnier ici n’est personne (il est aussi bien lui-même que les cent autres potentiels), il est un exemple, parce qu’objet d’un geste exemplaire et sujet d’une nouvelle éducation : celle au changement du rapport de force, à un « témoignage par la vie » tout à fait radical (9).
Pas une image juste mais une image de « justice prolétaire ».
Cette pédagogie révolutionnaire de l’exemplarité comporte le fait que nous ne voyons plus, à proprement parler, l’humain singulier que représente l’entrepreneur, mais nous sommes appelés à voir le Capital incarné, tout comme à la place du professeur d’anatomie il fallait que les étudiants applaudissent la Science.
En réalité ce que nous voyons dans cette photographie nous ne devrions pas le voir : le regard effrayé, l’homme qu’on imagine ligoté ou menotté sous la pancarte, son corps caché par les mots. Car la machine de dévoilement censée « en éduquer cent » pose le même problème que toutes les autres méthodes d’éducation, surtout celles à visée émancipatrice, c’est-à-dire qu’on y voit invariablement autre chose que ce qu’elle voudrait montrer, et que ce qu’on y cherche c’est d’abord le moyen de s’émanciper de l’éducation elle-même.
La photographie de Macchiarini séquestré met en scène la même myopie de l’interchangeabilité normalement appliquée aux corps des exploités mais utilisée sur des corps des puissants. C’est un miroir qui dédouble les angles morts. La menace des armes fait affleurer le corps physiologique et anéantit le corps abstrait du pouvoir, mais est-ce l’otage le même sujet que l’on voulait kidnapper ? Au lieu de faire apparaître la violence des rapports d’exploitation, l’inégalité des classes sociales comme véritable horreur, l’image montre la vulnérabilité inexpressive de tout corps séquestré, pendant que le corps mystique de pouvoir fond misérablement dans la peur. Les deux corps du roi restent les hôtes les plus inquiétants de la lutte des classes.
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Mais revenons à Didactique et répression : « A quoi sert l’université italienne ? - on y lit - Elle sert à endoctriner les étudiants à les rendre autoritaires et incapables de discuter, à leur faire perdre leur capacité de repérer la dimension politique et sociale de ce qu’ils étudient » (10). Les contre-cours, des groupes d’étude et de discussion sans hiérarchie entre étudiants et enseignants, voient le jour pendant les occupations à ce moment précis. Les aspirations des étudiants sont : « choisir les contenus des contre-cours, apprendre à discuter (l’école et l’université nous ont désappris la discussion), étudier collectivement et non pas individuellement, voir l’incidence politique et sociale de ce qu’on étudie, apprendre à penser et à parler de manière autonome et non pas en réponse à des ordres, apprendre à établir des rapports égalitaires entre ceux qui connaissent les sujets et ceux qui ne les connaissent pas, ne plus considérer le savoir comme une forme de prestige, apprendre à discuter avec les enseignants une fois qu’ils seront rentrés à l’université » (11). Les contenus des contre-cours sont cités sommairement, il s’agit de tout ce que les enseignants cherchent à éloigner des amphithéâtres, des refoulés politiques tels la psychanalyse, la guerre du Vietnam, le développement économique, l’école italienne, la diffusion sociale et politique de la recherche philosophique (12) . L’espace de ce nouvel enseignement devait se passer du deuxième corps : pas d’acteurs, pas de public, la parole et le regard devaient pouvoir circuler horizontalement. Car ce que les professeurs se gardaient bien d’enseigner était la nature même des rapports de pouvoir de la société dont ils devaient garantir la reproduction, et ce jusqu’à devenir des marionnettes d’un théâtre de l’absurde.
Le divorce croissant entre enseignement universitaire et vie étudiante est schématiquement immortalisé dans l’épisode Discutiamo discutiamo (Discutons discutons) tourné par Marco Bellocchio dans le film collectif Love and Anger (Amour et Rage) de 1969 (13). On y voit le réalisateur dans une salle de cours jouer le rôle du professeur dépassé, portant une barbe postiche et n’arrivant pas à s’empêcher de rire par moments. Les étudiants qui le contestent font partie dans la vie réelle d’un collectif politique actif à cette époque au sein de l’université de Rome. Dans le chahut assez joyeux qui est le sujet du moyen-métrage on finit par comprendre que Bellocchio est vraiment contesté en tant que réalisateur voulant se servir d’une expérience politique pour en faire une fiction. Malgré l’indéniable amusement que le tournage de ce film lui avait apporté, Bellocchio déclara que pour lui ce moment-là avait marqué un tournant politique décisif et qu’il se sépara depuis lors de la contestation étudiante et des ses acteurs.
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Dans les mêmes années, le Groupe Dziga Vertov tournait ses films et se posait aussi le problème de la pédagogie révolutionnaire (14) . On voit, dans le documentaire de 1970 d’Adrien Seelebruder, Godard in America, le jeune Godard expliquer à un parterre docile qu’il a bâti l’écran comme un tableau noir (a blackboard) et que maintenant c’est « votre » boulot - celui des spectateurs - de ne plus être « les mêmes étudiants ». Il va falloir que les travailleurs intègrent ce public en se rendant devant ce tableau noir, car il n’y a pas de telles choses dans les usines.
On peut attribuer le caractère rudimentaire de l’explication à l’anglais hésitant de Godard, pourtant l’injonction est claire : il s’agit de devenir étudiants/spectateurs autrement et de faire en sorte que les travailleurs puissent subir la même métamorphose, en l’occurrence en sortant de l’usine pour se planter devant ce nouveau type d’écran/tableau noir.
Conformément au principe « editing before the shooting » (monter avant de tourner) du Groupe Dziga Vertov, énoncé par Godard peu après, les images ne sont pas la première des préoccupations du collectif. Le problème principal est le son car, dit Godard, « l’ennemi utilise beaucoup d’images et pas de sons, et nous essayons de faire le contraire à présent ». On ne peut pas oublier la célèbre formule « il n’y a pas d’image pauvre ou d’image riche, il y a juste une image » qui faisait miroiter une possible solution de la lutte visuelle des classes par le refus de la logique de la qualité.
Pourtant ce n’est pas sans malaise qu’on assiste à la scène de Godard montrant le story board d’Ici et Ailleurs. Le cahier est posé sur une pelouse, autour de lui sont assis en cercle des gens dont le caméraman et le preneur de son. Le premier rouge de l’écran c’est juste le rouge du sang, dit-il, et le deuxième c’est le rouge de la révolution. Suivent des explications sur la lutte armée et sa propagation nécessaire, sur le fait que les réalisateurs du groupe travaillent à faire advenir la révolution. Il y a une beauté objective de la scène, une grande beauté aussi des dessins dans le cahier où les deux têtes d’un jeune palestinien et d’une jeune palestinienne deviennent l’allégorie de différentes années, de différentes positions politiques. La scène filmée a fini par devenir elle-même une allégorie. Godard et Gorin paraissent des personnages aussi mythiques que leurs acteurs, des prosopopées de concepts révolutionnaires qui s’en allèrent mourir quelques années plus tard avec les corps d’autres gens.
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En faisant le bilan de l’expérience du collectif Dziga Vertov, Godard dira, lors d’une projection de Pravda au Musée d’Art Moderne de Paris, que le groupe « a tourné un film politique au lieu de tourner politiquement un film ». Il parlera à ce sujet aussi de « tourisme politique ». Une des étapes de ce tour avait été l’Italie pour réaliser en 1970 Lotte di classe in Italia (Luttes de classe en Italie).
Ce film est un dispositif hyper-structuré de contradiction performative, ce qu’il montre est à l’opposé de tout ce qu’il dit vouloir montrer. La protagoniste est Paola Taviani, une étudiante, une intellectuelle progressiste, que les circonstances transforment en une bourgeoise qui se doit de sortir des contradictions de sa pratique militante.
Tout comme un exposé, il est organisé en trois parties - cela est répété d’innombrables fois - et la première partie est elle-même composée de plusieurs rubriques séparées, à l’image de la vie bourgeoise : le militantisme, l’université, la science, la société, la famille, la santé, le logement, le caractère, le sexe, l’identité.
Paola Taviani, déclame, lit plutôt, ses lignes selon le principe de l’acteur-pantin dont le corps est traversé par la voix du réalisateur. Ouvrière sans passion de la mise en scène de « sa » vie, elle nous traîne sur son bureau pendant qu’elle écrit une affiche sur la juste lutte du peuple palestinien, à l’université, dans une boutique de vêtements, à la table de famille, dans son intimité, à une vente de journaux militants à la criée qui se termine par un contrôle d’identité.
Que voit-on de tout cela ? Pas grand-chose, comme promis, les plans sont fixes et presque tous rapprochés, mis à part ceux qui montrent Paola en train de donner des cours particuliers à un jeune travailleur dans une pièce tapissée de livres : leur distance physique qui symbolise la séparation de leurs classes respectives impose un cadre large. Les contextes sont toujours absents mais évoqués par les sons, c’est-à-dire les mots. Entre les plans surgissent des écrans noirs (tableaux noirs ?), ils seront par la suite remplacés par des plans d’usines : le symbole de la production fera le lien entre les moments qui furent non dialectisés dans la première partie du film.
Paola Taviani questionne ses contradictions sans succès à l’aide de plusieurs auteurs classiques (Freud, Marx), que des hommes et Engels en tête. Elle comprend que faire l’amour l’après-midi est un privilège. Elle décide donc d’y renoncer pour aller travailler en usine, quitte à réaliser qu’en faisant cela elle se trompe : ce n’est pas là son chemin, cette pratique rend la théorie impossible, sa radicalisation se fera ailleurs, sur les sables mouvants du personnel-politique, site du chantier du féminisme à venir.
Avant qu’elle quitte l’usine on la voit travailler trop lentement sous les ordres et les reproches de la même voix off masculine qui nous fournit les explications (« Paola, nous te donnons du travail, mais au moins respecte les cadences ! Il n’y a pas que toi, pense aux autres ! »).
On la voit détourner sa force travail vers une activité poétique : elle couvre les patrons pour la couture d’inscriptions libertaires, en congédiant à la fois la discipline ouvrière et la diligence militante/écolière du début du film.
Après avoir entendu épeler à plusieurs reprises le mot « i-d-e-o-l-o-g-i-a », après avoir bien compris que « la fonction de l’idéologie est d’assurer la reproduction quotidienne ininterrompue des rapports de production dans la conscience, soit d’organiser, de régler ton comportement pratique au sein de la société capitaliste italienne », nous nous retrouvons dans l’espace confiné d’un couple bourgeois qui essaye de se transformer. La contradiction performative du film touche là à son comble. Alors que le supposé centre est placé par les cinéastes à hauteur de la rubrique « société » (où l’on voit Paola aller s’acheter une chemise dans une boutique et essayer de dialoguer en vain avec la vendeuse), un autre centre submergé se trouve dans le dialogue troublant des deux amants qui agit comme un remous autour duquel le film tourne et auquel il cherche à se soustraire.
Le visage de l’actrice est noir à cause du contre-jour, celui de son amoureux est tourné lorsqu’il demande : « Alors dis-moi qui sommes-nous ? » « Un couple, - répond-elle - l’unité de deux contraires : une unité en lutte ». Cette lutte se traduit par l’opposition à l’idée bourgeoise du couple que l’on combat par l’incarnation d’un possible autre. La discussion tourne autour de la méthode à suivre pour faire exister cette altérité intolérable, et pour que cet intolérable ne soit tel que pour l’ennemi et pas pour les camarades, dans ce cas-là les deux amants. Car « à chaque étape l’unité des contraires peut se casser ». Le ton du dialogue est socratique et il ne fait aucun doute que le rôle de Diotime, de la femme accoucheuse de vérité, appartient tout entier à la protagoniste, qui est à l’opposé des héroïnes de l’univers godardien, émouvantes mais futiles. Au bout de cet éloge platonicien du risque en amour et de l’amour comme parcours de formation on retrouve une étrange conclusion. Il faut avoir un enfant pour apprendre à monter d’un cran dans cette lutte contre les bourgeois et contre les bourgeois que nous sommes malgré nous. « Pourquoi ? » demande alors l’amant, « Parce que pour continuer à être un couple révolutionnaire il nous faut passer une nouvelle étape de notre lutte et de notre pratique », celle de la reproduction de la forme de vie révolutionnaire. « Le problème - continue Paola - commence au moment où nous faisons l’enfant, il continue pendant que je suis enceinte et se transforme quand l’enfant naît et se transforme à nouveau une fois qu’il est né » « Et alors ? » « En fait je dis que celle-ci est éducation politique, la mienne, la tienne et celle de l’enfant, la mienne faite par toi, la tienne faite par moi, la mienne faite par l’enfant, la tienne faite par l’enfant, celle de l’enfant faite par nous » (15) .
Après tant de théorèmes sciemment extraits des classiques marxistes et greffées mécaniquement sur l’image, au moment de définir l’éducation politique nous nous trouvons dans le domaine de la pure création sans modèle préalable, de la participation des adultes et des enfants à un commun qui est à négocier et à protéger à chaque instant.
Ce qui est brisé ici, plus ou moins consciemment, est le mouvement gravitationnel de la transmission, du plus haut au plus bas, du plus savant au plus ignorant, qui se trouve à l’origine de toute école. Il y a une possibilité purement éthique, car elle n’est pas encore codifiée par l’écriture, de faire une expérience autre et de la partager, de faire de cette expérience et de ce partage un moment politique. La parrêsia et le témoignage par la vie, que nous évoquions plus haut, sont, aussi bien que cette éducation politique circulaire, des mouvements d’émersion du vrai, des actions anti-gravitationnelles, qui vont du bas vers le haut permettant à un possible nouveau de faire irruption dans le présent.
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La pédagogie du groupe Dziga Vertov est décidément gravitationnelle : le public y occupe inévitablement la place d’une classe à contenir d’abord et à instruire ensuite, le but étant de garder les élèves « pour retarder le moment où ils risqueraient de passer trop vite d’une image à l’autre, d’un son à l’autre, de voir trop vite, de se prononcer prématurément, de penser en avoir fini avec le cinéma alors qu’ils sont loin de soupçonner à quel point l’agencement de ces images et de ces sons est chose complexe, grave, non innocente » (16) . L’éducation politique sans image dont Paola entretient son amant est à l’opposé de celle-ci, elle est sans maîtres, sans élèves et surtout sans programme. Le dispositif est de nature créative : il faut inventer davantage qu’enseigner, il se met en place avec l’arrivée de l’enfant, celui qui ne sait rien, qui au lieu d’être triangulé à la façon œdipienne bourgeoise, est inscrit dans un cercle de réciprocité, où on apprend à désapprendre la société telle qu’elle est. On imagine mal un refus plus radical de l’académisme en matière de création de formes de vie : la modèle est aboli, il n’y a rien à reproduire.
Ce rapport social dans lequel tout le monde enseigne et apprend ce qu’il ne sait pas encore, ne peut que nous évoquer la belle histoire du maître ignorant racontée par Rancière. On la résume très succinctement : Joseph Jacotot, contraint à l’exil par le retour des Bourbons en 1818 se retrouva à devoir exercer le métier de professeur à Louvain tout en n’ayant aucune connaissance du hollandais. Le seul livre bilingue qu’il trouva pour lui servir de repère minimal fut le Télémaque. Il invita ses élèves à le lire en français et à en écrire des commentaires dans cette même langue. Se trouvant face à des « phrases d’écrivains », Jacotot comprit que l’explication, ainsi que toute la structure pédagogique qui prône la transmission progressive du plus simple au plus complexe, n’était pas nécessaire, que ses élèves avaient appris une autre langue tout comme enfant on apprend sa propre langue maternelle sans besoin de la médiation du professeur.
Le maître ignorant est plein de passages lumineux, les cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, que promet le sous-titre, sont galvanisantes. Par exemple « c’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants » (17). On retrouve ici le désir des étudiants des contre-cours de Turin d’abolir la différence entre ceux qui connaissent le sujet et ceux qui l’ignorent, et on peut facilement comprendre que Rancière se soit passionné pour la déstructuration du mythe pédagogique, ayant fait partie de la génération d’intellectuels qui a crée l’université expérimentale de Vincennes, où ni la forme, ni le système de notations, ni les contenus de l’enseignement traditionnel de la philosophie n’avaient été conservés (18).
« Qui enseigne sans émanciper abrutit » (19) et s’abrutit lui-même - lit-on dans Le maître ignorant - car « ce qui abrutit les « inférieurs » abrutit du même coup les « supérieurs » (20) soit la passion de l’inégalité, le mépris, le besoin de recevoir une supériorité en contrepartie de l’infériorité qu’on confesse, le besoin de se comparer (21). Ces mots qui nous viennent du dix-neuvième siècle pourraient dater d’il y a quarante ans. Car se débarrasser des maîtres encombrants a bien été la mission accomplie par les protagonistes de 68, quitte à devenir parfois maîtres à leur tour. Vincennes, devenue Paris VIII, accoucha de plusieurs célébrités philosophiques qui occupent encore le devant de la scène et qui n’ont pas vraiment fait de petits.
On apprend d’ailleurs sans grande surprise, à la fin des Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle que Jacotot non plus ne fit pas école. Ou bien qu’il la fit et de ce fait même son enseignement fut perdu, perdu au double sens du terme, car il devint à la fois incohérent avec son principe lorsqu’il était traditionnellement transmis, introuvable lorsqu’il arrêta d’être pratiqué. À la fin du livre, on est perplexe, si aucun lecteur n’a de peine à croire à l’égalité des intelligences, le problème de comment la rendre effective n’est pas résolu pour autant. Les élites se reforment dès qu’un groupe isolable détient une quelconque puissance, fut-elle celle de dissoudre toute élite. C’est sans doute pour sortir de ce cercle vicieux que Rancière a traqué à plusieurs reprises les « témoignages par la vie », pour reprendre le terme foucaldien ; dans La nuit des prolétaires (22), dans Le philosophe et ses pauvres (23), dans le recueil de textes de Louis Gabriel Gauny, Le philosophe plébéien (24), dans Courts voyages au pays du peuple (25), jusqu’à La parole ouvrière (26), il est toujours question d’acteurs de la pensée qui viennent du dehors de la scène officielle. Une sorte de casting philosophique à la Pasolini nous guide à travers le paysage submergé et magnifique des génies dilettantes, des voleurs de temps de travail, des ouvriers poètes. Ces êtres n’ont pas eu besoin de séjourner devant le tableau noir godardien pour savoir qu’on apprend la vie de ceux qui sont censés la connaître le moins bien, en l’occurrence les enfants, les pauvres et les laissés pour compte. Il n’y a pas eu besoin d’en faire les spectateurs modèles du progrès révolutionnaire, ils ont trouvé un autre chemin et ils l’ont trouvé seuls. Là s’enracine tout l’optimisme de Rancière et là s’enracine aussi son intérêt pour l’émancipation plutôt que pour la subversion. On comprend mieux alors le geste paradoxal qui l’a amené à écrire un livre à partir des archives d’une méthode (celle de l’enseignement naturel) qui ne voulait pas en être une et qui s’adressait surtout aux illettrés.
L’enjeu est celui de se libérer du joug de la leçon politique sur tableau noir mais aussi d’une leçon bien particulière. Dans un texte intitulé Althusser, Don Quichotte et la scène du texte (27) Rancière règle ses comptes avec un autre maître. Le problème, pour simplifier beaucoup, est celui du prolétariat imaginaire et de la théorie comme machine optique, du peuple qui manque et qui ne correspond jamais avec les corps visibles des pauvres ou des insurgés,. La bévue d’Althusser dans la lecture de Marx est le point de départ (28).
Althusser - dit Rancière - structure le champ du savoir « comme un tissu de questions et de réponses qui ne se correspondent pas (...) une énorme réserve de réponses à des mauvaises questions, en attente de bonnes questions. » (29) Très intéressant à ce titre est l’exemple de la bévue althussérienne la plus singulière qui se manifeste dans la mise en page. L’auteur deLire le Capital écritlachosesuivante :« La valeur de ( ) travail est égale à la valeur des subsistances nécessaires à l’entretien et à la reproduction de ( ) travail. ».« Ce que nous voyons - commente Rancière - ce sont des blancs entre parenthèses. Or Althusser nous les désigneavecinsistance sous un autre nom : il les appelle des pointillés. « En supprimant nos pointillés - nos blancs - nous ne faisons que reconstituer une phrase qui, prise au pied de la lettre, désigne en elle-même ces lieux du vide, restaure ces pointillés comme le siège d’un manque, produit par le plein de l’énoncé lui-même » (30). « Comment peut-on supprimer des pointillés qu’on n’a pas présenté ? » - s’insurge Rancière - S’ils n’ont pas été présentés - en conclut-il - c’est qu’ils ne sont pas présentables, car ces points de suspension « on sait à quel genre de livre ça appartient : les livres de pédagogie élémentaire. » Les trois petits points sont là à la place d’une autre procédure du savoir : celle de la réponse à la question du maître. Ils sont là pour vérifier que l’élève connaît sa leçon et sait vérifier ce qu’on lui a appris. « C’est une procédure plus élégante que l’interrogation. Le maître y parachève son œuvre en disparaissant dans les pointillés » (31). Les parenthèses hébergent la figure deux fois déniée du maître qui ce faisant déguise « l’exercice ordinaire du pédagogue en exercice extraordinaire du savant » (32). La typographie traduit visuellement une question de connaissance qui est visuelle à son tour. La valeur de la force travail et la plus-value, d’après Althusser, sont l’invisible propre à l’économie classique, le point aveugle autour duquel elle se structure. Son action est une monstration par énigmes pédagogiques qui sont autant d’exorcismes ; la page est le lieu qui nous protège des fantômes, d’abord de ceux de la masse opaque et idiote des illettrés, du lumpenprolétariat, ensuite de l’absence d’œuvre qui est le synonyme de folie, c’est aussi le lieu potentiel de construction d’une communauté de savoir et d’un savoir de la communauté. Depuis sa cachette entre deux parenthèses le maître s’enfonce dans cette communauté de la science, qui est « celle du tissu qui ne laisse aux uns et aux autres aucun vide disponible ; du tissu qui garantit contre le risque de la folie, c’est-à-dire de la solitude de la belle âme. » (33) Rancière met en pièces sans pitié cette machine spéculative défectueuse : la disparition du maître n’est rien que l’effet pervers d’une vision pédagogique retournée/déniée qui voit le mal dans la réponse qui n’a pas encore trouvé sa question (34). On trouve aussi chez lui l’urgence de payer une dette qui s’annonce infinie, celle de ne pas être né prolétaire, celle d’habiter la disjonction entre la pensée et l’acte, entre les marxistes et les communistes, de ne pas l’habiter que par la pensée mais par son corps d’intellectuel engagé. Son but est d’échapper à la folie de la parole dans le désert, de la lettre donquichottesque « écrite par des intellectuels marxistes à des prolétaires communistes qui ignorent en être les destinataires » (35).
Rancière achève son diagnostic de la posture philosophique d’Althusser par l’accusation de théâtralisation de la pensée et de construction d’une fiction visuelle/théorique faite pour échapper au monde que les mots ne transforment pas assez. Les concepts se mettent alors à devenir des personnages, le texte de la théorie devient interlocution et le rapport de la théorie au réel devient le rapport de la pièce théâtrale à son dénouement. Des troupes proliférantes de sujets à initiales envahissent la page althussérienne, « alliant la raréfaction beckettienne au pédagogisme brechtien : le M.L. répondant victorieusement à John Lewis, les AIE, la PP1 et la PP2, l’élément 1 et l’élément 2 de la PPS » (36). Les concepts parlent à la place des sujets dont il faut oublier le silence ou l’illettrisme, la typographie « sature la page de rapports de communauté et de conflit », « établit une dramatique de l’incarnation qui fait consister dans le réel les interlocuteurs de la page du livre : les classes et la lutte des classes, le marxisme léninisme, le mouvement ouvrier et d’autres » (37). Le fait qu’Althusser perde totalement sa bataille contre la folie, malgré ses armées de concepts, confirme Rancière dans sa position vis-à-vis de l’écriture. Mieux vaut oblitérer et effacer les vers que croire à leurs fantômes, les mots sont fait d’encre et pas de chair, il en est de même pour les images, elles opèrent des partages du sensible mais qui ne dépendent que de leur mode de diffusion. On ne sait pas bien où ce programme de désordre contrôlé doit nous amener, sans doute à une coexistence moins pacifique et plus intéressante des incompatibles, à une vraie démocratie sans maîtres.
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Dans un livre qui reprend son intervention au Musée de Beaux-Arts de Nantes en 2004, dans le cadre de l’exposition Marcel Broodthaers. Un jardin d’hiver... Rancière questionnait l’espace des mots, mais aussi leur place. Le geste d’effacement d’Un coup de dés par Broodthaers y est interprété comme juste parce qu’il élimine l’ambigüité mallarméenne entre objet écrit et objet visuel ; le poème redevient une image, voire une image de réflexion, c’est une opération qui met de l’ordre car elle souligne l’écart entre la pratique du mot et celle de l’image (38).
Broodthares est pour Rancière celui qui récuse la fusion de l’œuvre d’art et des gestes de la vie, c’est un traceur de frontières entre l’écrit et le visuel. Le terrain où cette action est le mieux perceptible (son écriture personnelle de la fable Le corbeau et le renard) est une fois de plus un espace typographique et une fois de plus un espace pédagogique. Il faut que le mot ne soit jamais image, il s’agit de s’attaquer à la logique de l’abécédaire, de révéler l’arbitraire brutal des correspondances que la pédagogie nous dit aller de soi, de libérer les sensations disparates qui nous viennent de la contemplation du dessin de l’aigle et de la forme de la lettre A. Le partage du sensible ici suggéré est une saine dissociation qui condamne implicitement le même dispositif d’alphabétisation abrutissant pointé par Jacotot. Car dans sa pédagogie, où le rôle du maître est de rester à la porte, on ne peut pas isoler un champ esthétique du reste : chaque chose est empreinte d’un matérialisme sentimental. La page écrite est tout d’abord un ensemble de signes qu’une main a tracé sur le papier ou des traces de plombs qu’une autre main a assemblé à l’imprimerie. Dans le troisième tome du Journal de l’émancipation intellectuelle de Jacotot on peut lire : « Fais-moi le récit des aventures, c’est-à-dire des allées et venues, des détours, en un mot des trajets de la plume qui a écrit ce mot sur le papier ou du burin qui l’a gravé sur le cuivre. Saurais-tu y reconnaître la lettre o qu’un de mes élèves - serrurier en son état - appelle la ronde, la lettre L qu’il appelle l’équerre ? Raconte-moi la forme de chaque lettre comme tu décrirais les formes d’un objet ou d’un lieu inconnu » (39). L’alphabet est expressif avant d’être un moyen d’expression, il est déjà une histoire avant d’être l’outil pour tout raconter. L’écriture personnelle de Broodthaers, dit Rancière, « renvoie les mots et les vers du poème vers l’univers scolaire : celui des petites phrases qui servent à apprendre les bases de la grammaire ou donnent des consignes aux écoliers : « Le D est plus grand que le T. Tous les D doivent avoir la même longueur. Le jambage et l’ovale ont la même pente comme dans A ». Deuxièmement elle utilise ce dispositif pédagogique pour souligner l’absence de ce dont le poème parle, son caractère purement verbal : « Le Corbeau et le renard sont absents. Je me souviens d’eux mais à peine. J’ai oublié les pattes et les mains, les jeux et les costumes, les voix et les couleurs, la fourberie et la vanité. Le peintre était tout couleurs. L’architecte était en pierre. Le corbeau et le renard étaient de caractères imprimés. » (40). Le philosophe pointe le fait que, dans cette réécriture de Le Corbeau et le Renard, ce qui caractérise les mots est l’absence de ce dont ils parlent, que les mots et les images sont des semblables qui ne peuvent pas coexister si ce n’est en s’oblitérant l’un l’autre ou en suscitant la nostalgie réciproque. Que cet état de choses soit lié à un moment historique déterminé cela ne fait pas de doutes, car d’après Rancière le retournement du geste de mise en page mallarméen est rendu nécessaire par la généralisation de l’esthétisation marchande « tracer la différence de l’art, - écrit-il plus loin - c’est déjouer la banalisation esthétique pour faire de l’art la présentation sincère du devenir-image des choses et du devenir-chose des significations » (41). Le groupe Dziga Vertov aurait pu souscrire à ce diagnostique mais peut-être pas Jacotot, sans doute à cause de l’époque à laquelle il vivait, peut-être à cause d’une légère divergence sur les conclusions à tirer : « chacun de nous est artiste - écrivait Rancière en citant le maître émancipateur dix-huit ans auparavant - dans la mesure où il effectue une double démarche ; il ne se contente pas d’être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d’expression ; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L’artiste (...) dessine ainsi le modèle d’une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison - la matière, les signes du langage - est traversé par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux » (42).
L’égalité entre êtres aurait besoin donc de s’éprouver par l’investissement signifiant et politique de tout support, sans hiérarchie, ce en quoi l’œuvre émancipatrice de Jacotot rejoint l’utopie d’une société d’artistes.
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En 2008 Rancière publie un recueil de textes intitulé Le spectateur émancipé (43) qui porte le titre d’une intervention de 2004 faite à l’occasion de l’ouverture de la cinquième Internationale Sommer Akademie de Francfort. Dans l’introduction de ce recueil le philosophe décrit sa stupeur de s’être vu inviter, par une académie d’artistes qui s’interrogeait sur la place du spectateur, pour aborder les problématiques du Maître ignorant. Or, à la lumière des idées que Jacotot avait formulées sur la société d’artistes comme paradigme d’une société émancipée, la stupeur de Rancière nous surprend. Mais ce livre qui avait été écrit pour se placer au sein du débat sur l’école publique dans les années quatre-vingt lui paraissait, dit-il, sans lien avec la situation du spectateur d’aujourd’hui. Le spectateur émancipé peut être décrit comme une mise au point sur des thèses qui avaient déjà été formulées dans d’autres ouvrages, des nouveaux liens sont tissés entre les différentes phases de l’œuvre du philosophe, on y retrouve la condamnation ferme de la posture gauchiste mélancolique aussi bien que de celle droitière anti-démocratique. Même si soulagés par les dénonciations réitérés du partage policier du sensible on peine à chasser un sentiment de malaise à voir simplifiées et exemplifiées des démarches artistiques qui n’interviennent qu’à titre de confirmation visuelle d’une thèse formulée, plus vulgairement parlant d’illustration. Resteront sur leur faim ceux qui attendaient une réflexion sur le type de spectateur le plus commun de nos jours, celui de la télévision. Débord est convoqué mais le public dont Rancière s’occupe est celui du théâtre ou du spectacle vivant. La morale de la fable est optimiste : de même qu’il n’y a pas à condamner le chaos de la cité véritablement démocratique, de même le spectateur noyé d’images de toute sorte finira par trouver son chemin et s’émanciper. Comment cela va se produire est loin d’être clair. Par exemple dans le chapitre intitulé Les paradoxes de l’art politique on trouve la description d’un heurt de deux régimes de sensorialité qui bouleverse l’économie policière des compétences. C’est le récit d’une évasion sans conséquences, d’un débordement de fantaisie et de sentimentalisme dans un corps laborieux, relaté par le philosophe plébéien Gabriel Gauny : « Se croyant chez lui, tant qu’il n’a pas achevé la pièce qu’il parquète, il en aime l’ordonnance ; si la fenêtre s’ouvre sur un jardin ou domine un horizon pittoresque, un instant il arrête ses bras et plane en idée vers la spacieuse perspective pour en jouir mieux que les possesseurs des habitations voisines » (44). Le problème des dominés, d’après Gauny, n’est pas celui de prendre conscience des mécanismes de la domination mais de se faire un corps voué à autre chose qu’à celle-ci, non pas de comprendre la situation mais d’éprouver des passion inappropriées à ladite situation. Les situationnistes n’auraient pas pu être en désaccord avec cela, seulement Rancière nous précise que ce qui produit ces passions désordonnantes et qui bouleverse la disposition des corps n’est pas l’effet de telle ou de telle autre œuvre d’art mais des « formes de regard correspondant aux formes nouvelles d’exposition des œuvres, aux formes de leur existence séparée » (45) .
Il n’est pas question de nier les retombées positives de la multiplication des reproductions techniques d’œuvres d’art ni de l’ouverture des musées au grand public. Pourtant une certaine ‘police’ chassée par la porte revient par la fenêtre lorsque il s’agit de parler d’‘art’ comme s’il s’agissait d’une catégorie qu’on peut reprendre telle quelle sans la questionner. Nous avons donc remplacé ‘artiste’ avec ‘philosophe’ et ‘art’ avec ‘philosophie’ pour vérifier le manque d’effectivité de l’énoncé qui affirme qu’il y a « une politique de la philosophie qui précède les politiques des philosophes, une politique de la philosophie comme découpage singulier des objets d’expérience commune, qui opère par elle-même, indépendamment des souhaits que peuvent avoir les philosophes de servir telle ou telle cause » (46) on devrait pouvoir reconnaître qu’il en est de même pour la philosophie.
Un retour en fait sur le primat secret de la théorie et du langage, au détriment de l’art auquel est toujours réservé un rôle d’exemple si ce n’est d’outil inorientable et émancipateur par accident. Il devient alors difficile de croire que les mots ne sont que des mots et qu’il faut se méfier des enseignants explicateurs, lorsque nous recevons le message d’un philosophe qui a écrit beaucoup de livres et qui a été professeur.
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Dans les différentes expériences philosophiques, politiques, artistiques que nous avons analysé dans ce texte, nous avons cherché à dessiner en filigrane ce désir des uns de façonner des masses dociles, et celui des autres de cultiver l’indocilité sous fond de conflit autour de la transmission et de l’apprentissage, pendant la fin des années soixante en Italie et ailleurs. Ces deux désirs ont eu tendance à se heurter dans un domaine qui a trait au problème de la reproduction des conditions de vie et du savoir, pour le dire avec Foucault, du gouvernement des vivants et de la vérité. L’école, fonctionnant comme le dispositif de subjectivation le plus commun et le plus répandu, étant à la fois lieu du dressage et machine civilisatrice, a hanté en tant que paradigme les luttes de cette époque comme dynamique à reproduire ou à détruire. Du côté des libérateurs tout comme de celui des oppresseurs la foi dans le verbe n’a pas faibli, que ce soit dans la voix off debordienne ou dans celle du groupe Dziga Vertov. Le visuel est resté le parent pauvre du verbal, pour être politique il lui fallait la béquille d’une exégèse ou une bande son qui dise des mots, ce qui n’est pas resté sans conséquences sur les corps de ceux et celles qui n’avaient pas accès à la parole.
Quarante ans après l’iconoclasme militant perdure encore, sombre et silencieux hors champ du boucan spectaculaire, prêt à condamner notre intimité honteuse avec les formes qui distraient, même si les mots, pour leur part, n’ont jamais été moins efficaces à mobiliser les corps.
Probablement, dans ces années où l’on assiste jour après jour à la liquidation policière de toute action politique et à la destruction du peu de liberté qui restait dans l’enseignement supérieur, on voit surgir sans s’en rendre compte un peuple qui n’écoutera plus de maîtres, même émancipateurs, ni à l’école ni au travail. Pour qui l’académisme philosophique sera aussi obsolète que l’académisme artistique, et tout ce qu’il y a de prescriptif dans la pensée sera traité comme l’a été le figuratif dans la peinture. On peut facilement imaginer la fin du spectateur docile et la diffusion rapide d’une éducation politique sans image où l’acte de résistance pourra redécouvrir sa parenté obscure avec l’acte de création.
Claire Fontaine
http://www.clairefontaine.ws/bio_fr.html
(1) Documenti della rivolta universitaria, a cura del Movimento studentesco, Laterza, Bari, edizione anastatica 2008, p.263 « Pour le professeur - peut-on lire dans le même texte - l’université est son fief, pour l’étudiant ce n’est qu’un appareil répressif, où s’exerce quotidiennement une forme de violence qui est d’autant plus injuste qu’elle est masquée sous les habits des exigences de l’apprentissage et de la formation professionnelle. »
(2) A défaut de pouvoir approfondir ces questions dans ce texte, nous utilisons ici les termes « savoir » et « pouvoir » en simplifiant brutalement la conception de Foucault. A ce stade de son élaboration philosophique il avait en effet abandonné les axes savoir/pouvoir pour se concentrer davantage sur des agencements plus articulés. Dans Le courage de la vérité il dit opérer une jonction entre les différentes phases de sa recherche qu’il résume comme tournant autour de trois éléments distincts : « les savoirs étudiés dans la spécificité de leur véridiction ; les relations de pouvoir, étudiées non pas comme l’émanation d’un pouvoir substantiel et envahissant, mais dans les procédures par lesquelles la conduite des hommes est gouvernée ; et enfin les modes de constitution du sujet à travers les pratiques de soi » M. Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France, 1984, Gallimard-Seuil, Paris, 2009, p.10
(3) Op. cit., p.170-171
(4) Ernst H. Kantorovicz, Œuvres, Quarto Gallimard, Paris, 2000, p. 953, il s’agit d’une citation que Kantorovicz tire de Plowden, Reports, 213 au sujet de la controverse du duché de Lancastre qu’il cite au chapitre I,v p.657 et ss.
(5) Bacon, Post-Nati, 667, cité par Kantorovicz, Op. cit., p.953
(6) Ibidem, p.654
(7) Ce terme est utilisé par Kantorovicz p. 660
(8) La photographie a été récemment reproduite dans Storia Fotografica d’Italia, 1967-1985, la contestazione, le nuove conquiste sociali, gli anni di piombo, edizioni Intra Moenia, Naples, 2008, p.117 mais le crédit de l’image n’est pas publié.
(9) Dans une interview en prison entre Mario Moretti et Rossana Rossanda on peut lire : « -Mais qu’est-ce que vous entendez pas état ? Ne le confondez-vous pas avec l’appareil de l’état ? Vous pensez que vous pouvez frapper l’état en frappant untel personnage ou untel agent ou magistrat. Mais l’état moderne n’est-il pas un système beaucoup plus complexe ? - Bien sûr qu’il l’est. Mais à ce moment-là personne ne perçoit comme une erreur une simplification symbolique. Si nous indiquons comme le « cœur de l’état » ce qu’à l’époque apparaît être le projet ou le groupe dominant. Nous procédons par symboles, par représentations. » p.46, Mario Moretti, Brigate Rosse Una Storia Italiana, Intervista di Carla Mosca e Rossana Rossanda, Anabasitascabili, Milano, 1994
(10) Op. cit., p. 265
(11) Ibidem, p.266, c’est nous qui soulignons.
(12) Ibidem, p.265
(13) Love and Anger, 1969, est composé des films de Carlo Lizzani, Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Jean-Luc Godard et Marco Bellocchio.
(14) Dans le texte de Serge Daney, Le therrorisé (Pédagogie godardienne) on peut trouver une excellente articulation de l’hypothèse du retour à l’école en tant que paradigme chez Godard à cheval de ’68. L’école considérée comme le bon lieu en opposition au mauvais lieu du cinéma. Mais aussi la transformation de l’écran en tableau noir, et de cet espace en lieu de brimade et de torture. (pp. 86-91) in Serge Daney, La rampe, Cahiers du cinéma - Gallimard, Paris, 1996
(15) Souligné par nous.
(16) S. Daney, La rampe, cit., p.91
(17) J. Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, Paris, 1987, p.15
(18) A ce sujet voir M. Foucault interview avec P. Loriot, Le piège de Vincennes, 1970, in Dits et Ecrits, tome II, Gallimard, Paris, 1994, p.67
(19) Op.cit., p. 33
(20) Ibidem, p.68
(21) Ibidem, p.134
(22) J. Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, Paris, 1981
(23) J. Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Fayard, Paris, 1983
(24) Louis Gabriel Gauny, Le philosophe plébéien, textes réunis par J. Rancière, La Découverte/Maspéro, Presses Universitaires de Vincennes, Paris, 1983
(25) J. Rancière, Courts voyages au pays du peuple, Seuil, Paris, 1990
(26) La parole ouvrière, textes choisis et présentés par A. Faure et J. Rancière, La Fabrique, Paris, 2007
(27) J. Rancière, La chair des mots, Galilée, Paris, 1998
(28) Nous renvoyons ici à l’explication détaillée que Rancière donne de cette question p.160.
(29) Op. cit., p. 162
(30) Ibidem
(31) Op. cit., p. 162-163
(32) Ibidem
(33) Op. cit., p. 168
(34) Op. cit., p.164
(35) Op. cit., p.167
(36) Op. cit., p.171
(37) Op. cit., p. 172-173
(38) J. Rancière, L’espace des mots de Mallarmé à Broodthaers, Musée des beaux-Arts de Nantes, Nantes, 2005, p.25
(39) J. Rancière, Le maître ignorant, cit. p. 41
(40) J. Rancière, L’espace des mots cit., p.29, la citation en italique est tirée de M. Broodthaers, Cinéma, édité par M. Borja-Villel et M. Compton, en collaboration avec M. Gilissen, Fundacio Antoni Tapiès, Barcelone, 1997, p. 53
(41) Ibidem, p. 35
(42) J. Rancière, Le maître ignorant, cit., p. 120
(43) J. Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique, Paris, 2008
(44) J. Rancière cite dans Le spectateur émancipé p. 68, Gabriel Gauny. Le philsophe plébéien, cit. pp. 147-158
(45) Ibidem, p.69
(46) Ibidem, p.71