Nous ne sommes ni membres du Collectif des spectateurs non-réconciliés, ni amis de la revue Independencia, mais de simples spectateurs qui ont participé à la projection, organisée au Centquatre, de sept films du projet Outrage et Rébellion le samedi 27 février. Contrairement aux deux-tiers de la salle, emmenés par Antoine Thirion et Eugenio Renzi (résidents au Centquatre depuis septembre 2009 avec le projet artistique Independencia), nous sommes restés après la suspension de la séance. En effet, la journée ne s’est pas résumée à un « clash », malgré ce qu’Antoine Thirion affirme dans son article, quelque chose s’est créé entre les membres du Collectif, des participants d’Outrage et Rébellion (Sylvain George et l’assistante de Lech Kowalski, ainsi que ce dernier, revenu à la fin) et plusieurs autres spectateurs. Il ne s’agit pas ici de raconter en détails ce qui s’est passé , les membres du Collectif, rédacteur du texte « Colère », ayant promis de publier un compte-rendu du débat (qui a été enregistré) sur le site www.cip-idf.org, mais d’essayer de rendre présent l’événement qui a eu lieu.
Ce texte poursuit donc un triple objectif. Celui, tout d’abord, de s’indigner. S’indigner d’un dispositif qui, plutôt que de brouiller les lignes de fracture entre esthétique et politique, représentation et réel, n’a fait que les rendre plus effectives. La lâcheté des organisateurs, quittant la salle et mettant fin au débat qu’eux-mêmes avaient promis dans leur invitation, est à la fois scandaleuse et incompréhensible. De regretter que les initiatives les plus marginales et les plus novatrices (comme la création d’une revue collective et « indépendante » ) (s’)échouent au Centquatre ; édifice qui, malgré les couches de peinture et le nettoyage au karcher des anciennes pompes funèbres du XIXe arrondissement par la mairie de Paris, sent toujours la naphtaline. De ré-unir, de re-créer avec d’autres, lecteurs d‘Independencia et spectateurs ayant quitté la salle, ce que nous avons vécu. Une expérience de ce type est suffisamment rare, suffisamment brève, pour être signalée, retranscrite, racontée le plus possible, et au public le plus large - tout du moins à ceux qui n’ont pas déjà abandonné.
Comme l’a précisé un des membres du Collectif, il s’agissait avant tout, en intervenant de cette façon, de tordre le dispositif mis en place par les participants d’Outrage et Rébellion. En effet, apparaissant comme une « collection de films » et non un « film collectif », le monstre à quarante têtes, à quarante plumes, réduisait à néant le projet. De quoi traite ce « film » ? De la violence répressive étatique au travers des événements de Montreuil. Or comment a-t-il été « monté » ? En le partitionnant à l’extrême, en individualisant à l’absurde les intentions jusqu’à neutraliser les propos, en mettant sur une même ligne, sans transition comme on dit au JT, la lecture d’un texte de Blanqui, la voix d’un « flic de gauche » se plaignant de ses conditions de travail, un commentaire d’Ivan le Terrible (entre autres). Si bien que le « film » apparaissait comme un ensemble de réactions isolées, et la seule chose partagée par tous était la solidarité envers Joachim Gatti, qui lui-même a toujours refusé d’unifier la lutte autour de sa personne. Quarante films isolés donc, qui non seulement ne créent rien de commun, mais en plus dévoient le message de Montreuil, ce qu’il s’y est passé et ce qui y a été détruit par le Pouvoir. De façon symptomatique, cet ensemble a été diffusé sous la forme d’une mosaïque d’oeuvres sur Mediapart.
Qu’a proposé Independencia ? La même chose, à l’identique. Sept films projetés à la suite (contrairement à la volonté des organisateurs, certes, mais ils ont suivi), dans le silence imposé à la salle (en vain, nous y venons), en refusant la moindre intervention. Face à eux le Collectif et des spectateurs, des nous, refusant d’abandonner cet évènement au profit de ces interminables discussions qui ont lieu après les films, ou une salle silencieuse écoute en ronflant un cinéaste-professeur, interrogé par un critique complaisant. Il s’est donc installé une situation de gêne, de malaise, de tension, le public étant pris entre le silence imposé et les réflexions bruyantes de la salle.
Comment peut-on croire qu’il puisse advenir quelque chose sans perturber l’ordre, sans déranger le dispositif institué, sans briser les codes mis en place par ceux qui portent les micros ? Comment peut-on croire que le déroulement d’une projection qui se veut « politique » se passe dans le calme et le silence ? Un sujet qui traite de la violence est un sujet éminemment violent. Le politique s’installe toujours au coeur d’un dissensus. Entendre la violence, c’est d’abord se confronter à elle.
A cette séance, nous avons été choqués par le refus systématique de laisser s’exprimer les membres du groupe des spectateurs non réconciliés. On a voulu leur faire porter d’emblée la cagoule du casseur, du fraudeur, du violent. Cette atmosphère plombée, cette construction dans laquelle une majorité « silencieuse » a voulu faire taire cette minorité trop « bruyante » à son goût annulait tout déplacement, toute confrontation d’idées et même pire : tout débat.
Nous sommes restés car nous sommes pour l’agôn politique. Nous refusons donc le consensus. Nous taxer de violents trublions n’était qu’une manière lâche de nous refuser dans cette assemblée d’intellectuels engagés endimanchés. Ce public venu voir Outrage et Rébellion comme s’il s’agissait du dernier film d’auteur au mk2 du coin, a eu l’audace de se plaindre que certains soient présents pour leur rappeler qu’un tel film ne peut être vu sans discussion houleuse ; sans justement se faire violence. Il y avait décidément une invisible ligne de fracture dans cette salle. La violence que vous nous reprochez, nous l’assumons au plus haut point (pourtant qu’avons-nous fait ? Deux ou trois réflexions plus fort que tout le monde, des rires, des insultes répondant à celle de Lech Kowalski).
Nous ne nous sommes simplement pas laissé faire, nous n’avons jamais abdiqué, nous avons continué à faire vivre cette morbide salle du Centquatre.
Vivre au coeur du dissensus, surmonter un malaise, parvenir à entendre les avis les plus violents, réagir, agir, telles sont les conditions nécessaires à l’apparition d’une expérience, d’une situation, d’un moment où entre l’installation du public du dimanche dans la jolie salle du Centquatre et son départ quelque chose a bougé. Ce quelque chose, c’est ce qu’un membre du Collectif a appelé pendant le débat un déplacement : le passage d’un état de fait, d’un silence hébété, à une colère et d’une colère à un rassemblement ; d’une salle silencieuse, d’une assemblée d’individus, à une salle active, réagissant, et se réunissant. C’est ce à quoi ne se sont pas confronté les membres d’Independencia et les spectateurs ayant quitté la salle. Et c’est aussi l’enjeu de tout cinéma militant, celui de créer du déplacement, de ne pas se contenter de rassembler un ensemble de « choses vues », mais de rassembler tout court, de créer du commun pour se réunir dans un collectif et pour réunir tout court.
PS : Il ne s’agissait pas et il ne s’agit pas pour autant de couper des têtes, et de crier fasciste à tout-va. Ce n’est pas l’invention formelle qui est fasciste, et personne dans la salle n’a voulu attaquer les films en eux-mêmes (sauf un, peut-être, celui de Lech Kowalski sur les « flics de gauche » ; et pourtant son amie est restée et lui est revenu à la fin, comme si eux seuls avaient accepté cette violence qui a conduit au départ des organisateurs et qu’ils s’y étaient confronté). Ce qui est fasciste, c’est la séparation de l’esthétique et du politique dans l’organisation d’une telle projection, mais c’est surtout l’adhésion aveugle à ces formes de pouvoir qui se logent de façon perverse là où on les attend le moins. « Le fascisme c’est ce qui est en nous tous, ce qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, [ce] qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite ... Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? ... Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? » (Foucault, L’anti-Oedipe, une introduction à la vie non-fasciste). Voilà la question qu’aurait dû se poser les cinéastes d’Outrage et rébellion, et les organisateurs de la projection. Nous recommandons à Antoine Thirion de la coller au-dessus de son lit, au-dessus de son bureau, qu’il la placarde aux murs d’Independencia, cela lui évitera peut-être des ironies creuses.
Charlotte, Maxence, Thomas, Noémie, Charlotte.