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Égalité : « Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle » de Jacques Rancière - extraits et 1ère leçon

Publié, le lundi 23 mars 2009 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : dimanche 15 mai 2011



(Télécharger ci-bas la brochure : Le maitre ignorant : première leçon, qui reprend intégralement le premier chapitre du livre de Jacques Rancière, ainsi que des extraits et photogrammes de : En rachachant, court-métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d’après un conte de Marguerite Duras.)


Le distrait ne voit pas pourquoi il devrait faire attention. La distraction est d’abord paresse. Mais la paresse elle-même n’est pas torpeur de la chair, elle est l’acte d’un esprit qui mésestime sa propre puissance. La communication raisonnable se fonde sur l’égalité entre l’estime de soi et l’estime des autres. Elle travaille à la vérification continue de cette égalité. La paresse qui fait chuter les intelligences dans la pesanteur matérielle a pour principe le mépris ; ce mépris cherche à se donner pour
modestie : je ne peux pas, dit l’ignorant qui veut s’absenter de la tâche d’apprendre.

Nous savons par expérience ce que cette modestie signifie. Le mépris de soi est toujours aussi bien le mépris des autres. Je ne peux pas, dit l’élève qui ne veut pas soumettre son improvisation au jugement de ses pairs. Je ne comprends pas votre méthode, dit l’interlocuteur, je ne suis pas compétent, je ne m’y connais point. Vous entendez vite ce qu’il veut dire : « Cela n’a pas le sens commun, car je ne le comprends pas ; un homme comme moi ! ». Ainsi en va-t-il à tous les âges et à tous les échelons de la société. » Ces êtres qui se prétendent disgraciés par la nature ne veulent que des prétextes pour se dispenser de telle étude qui leur déplaît, de tel
exercice dont ils n’ont pas le goût. Voulez-vous en être convaincu ?

Attendez un instant, laissez-les dire ; écoutez jusqu’à la fin. Après la précaution oratoire de ce modeste personnage qui n’a pas, dit-il, l’esprit poétique, entendez-vous quelle solidité de jugement il s’attribue ? Quelle perspicacité le distingue ! Rien ne lui échappe : si vous le laissez aller, la métamorphose s’opère enfin ; et voilà la modestie transformée en orgueil.

Les exemples là-dessus sont de tous les villages comme de toutes les villes. On reconnaît la supériorité d’autrui dans un genre pour faire reconnaître la sienne dans un autre genre, et il n’est pas difficile de voir, à la suite du discours, que notre supériorité finit toujours par être à nos yeux la supériorité supérieure. (...)

L’acte de l’intelligence est de voir et de comparer ce qu’elle voit. Elle voit d’abord au hasard. Il lui faut chercher à répéter, à créer les conditions pour voir à nouveau ce qu’elle a vu, pour voir des faits semblables, pour voir les faits qui pourraient être la cause de ce qu’elle a vu. Il lui faut aussi former des mots, des phrases, des figures, pour dire aux autres ce qu’elle a vu. Bref, n’en déplaise aux génies, le mode le plus
fréquent d’exercice de l’intelligence, c’est la répétition. Et la répétition ennuie. Le premier vice est de paresse. Il est plus aisé de s’absenter, de voir à demi, de dire qu’on ne voit pas, de dire qu’on croit voir. Ainsi se forment des phrases d’absence, des donc qui ne traduisent aucune aventure de l’esprit. « Je ne peux pas » est l’exemple de ces phrases d’absence. Rien ne se passe dans l’esprit qui corresponde à cette assertion. À proprement parler, elle ne veut rien dire. Ainsi la parole se remplit ou se vide selon que la volonté contraint ou relâche la démarche de l’intelligence. La signification est oeuvre de volonté. C’est là le secret de l’enseignement universel. C’est aussi le secret de ceux qu’on appelle des génies : le
travail inlassable pour plier le corps aux habitudes nécessaires, pour commander à l’intelligence de nouvelles idées, de nouvelles manières de les exprimer ; pour refaire à dessein ce que le hasard avait produit, et retourner les circonstances malheureuses en chance de succès : « Cela est vrai des orateurs comme des enfants. Ils se forment dans les assemblées comme nous nous formons dans la vie () Celui qui par hasard a fait rire à ses dépens à la dernière séance pouvait apprendre à faire rire toujours et quand il voudrait s’il étudiait tous les rapports qui ont amené ces huées qui l’ont déconcerté en lui fermant la bouche pour toujours. Tel fut le début de Démosthène. Il apprit en faisant sans le vouloir, comment il pourrait exciter les éclats contre Eschine. Mais Démosthène n’était pas paresseux. Il ne pouvait pas l’être. »

Un individu peut tout ce qu’il veut, proclame encore l’enseignement universel. Mais il ne faut pas méprendre sur ce que vouloir veut dire.

L’enseignement universel n’est pas la clef du succès offerte aux entreprenants par l’exploration des prodigieux pouvoirs de la volonté. Rien ne serait plus contraire que cette affiche de foire à la pensée de l’émancipation. Et le maître s’irrite quand les disciples ouvrent leur école à l’enseigne de Qui veut peut. La seule enseigne qui vaille est l’égalité des intelligences. L’enseignement universel n’est pas une méthode de hussards. Il est vrai sans doute que les ambitieux et les conquérants en
donnent l’illustration sauvage. Leur passion est une source intarissable d’idées et ils s’y entendent vite à diriger sans faute généraux, savants ou financiers dont ils ignorent la science. Mais ce qui nous intéresse n’est pas cet effet de théâtre. Ce que les ambitieux gagnent de pouvoir intellectuel en ne se jugeant inférieurs à quiconque, ils le reperdent en se jugeant supérieurs à tous les autres. Ce qui nous intéresse, c’est l’exploration des pouvoirs de tout homme quand il se juge égal à tous les autres et juge tous les autres égaux à lui. Par volonté nous entendons ce
retour sur soi de l’être raisonnable qui se connaît comme agissant. C’est ce foyer de rationalité, cette conscience et cette estime de soi comme être raisonnable en acte qui nourrit le mouvement de l’intelligence. L’être raisonnable est d’abord un être qui connaît sa puissance, qui ne se ment pas sur elle."

Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Jacques Rancière, Fayard, 1987, extraits.


Télécharger ci-dessous la brochure : Le maitre ignorant : première leçon, qui reprend intégralement le premier chapitre du livre de Jacques Rancière, ainsi que des extraits et photogrammes de : En rachachant, court-métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d’après un conte de Marguerite Duras.
Cette brochure est éditée par le réseau Tomate, l’enfance buissonnière : http://tomate.poivron.org

Le maitre ignorant : première leçon

Un entretien avec Jacques Rancière, Le sabot, outil de liaison locale sur Rennes et ses environs, n° 4, mars 2009

On peut également consulter :

Le carrosse du commun et la citrouille individuelle : Qui sait ? Muriel Combes

Université, quelle lutte contre la société de concurrence ?

Tendance gréviste, ni CPE ni CDI, (Appel de Rennes II)

Intermittents, enseignants, chercheurs, précaires, ce qui nous rassemble...

Dix Thèses sur l’Université Productive

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