Partout on ressassait qu’il allait bien falloir se serrer la ceinture : travailler plus pour simplement survivre. Minima réduits, allocs sous conditions, salaires bloqués et retraites retardées, la crise, nous connaissons. Et voilà que celle-ci n’est plus simplement le signe qui régit nos vies, voilà que la crise atteint de plein fouet le capitalisme, voilà que le fleuve tranquille de la valorisation connaît lui aussi les tsunamis répétés de l’incertitude.
Avec ce tournant, il se vérifie que cette société - celle-là même dont on serinait qu’elle était trop menacée par les déficits publics pour devoir à ses membres quelque chose plutôt que rien [1], celle-là même qui nous assignait à la dette, financière, temporelle et morale [2]]- voilà que cette société donc est en mesure d’arroser d’une pluie mondiale de milliards, les banques, les compagnies d’assurances et le secteur immobilier. Cette accélération de l’histoire aura au moins eu pour effet de remettre quelques pendules à leur place.
Si la pratique a infligé sa leçon, le discours officiel, pour sa part, à quelques tremolos sur la régulation des affaires et l’éthique des entreprises près, paraît inébranlable : la dignité de qui n’est pas une banque doit continuer de passer par l’étroit chenal du travail salarié. Il faudrait donc accepter n’importe quelle offre « raisonnable » d’emploi sous peine de radiation et suppression de revenu, subir la suspicion des départements et les intrusions de la CAF en dépendant du RSA, avoir capitalisé des droits et être un artiste de l’entreprenariat de soi [3] pour ouvrir droit au chômage, souscrire à l’obligation de s’activer que la fusion de l’ANPE et de l’ASSEDIC en un Pôle emploi [4] doit conforter, bref, vouloir « gagner plus » et se soumettre pour un minimum.
- Occupation de l’Unedic, avril 2007
Ce plan d’attaque peut-t-il se réaliser ? Rien n’est moins sûr. Envisageons l’exemple du RSA, nouvelle pièce centrale de ce consensus travailliste qui, avec d’autres, donne forme à la société. Moment probablement crucial d’une réforme permanente [5], le RSA, avec l’obligation d’inscription au chômage qu’il comporte, va impliquer plus de chômeurs à inscrire et, pire encore, à suivre. Il va également entraîner une explosion du nombre d’allocataires gérés et contrôlés par CAF. Ses dispositions englobent une telle masse de populations que la montée en charge à laquelle diverses institutions se voient théoriquement contraintes paraît vertigineuse, contradictoire et risquée.
Typique de l’actuelle dépolitisante inflexion morale de la politique, leRSA est, pour notre bien, comme on le proclame partout, une nouvelle pièce de la machine à précariser. Peut-on prévoir ses effets ? En matière d’emploi, au moins deux.
Prétendant lisser les irrégularités de revenu mensuel afin de « sécuriser les parcours », cette réforme modifie les normes salariales et va, d’une part diriger l’activité et le besoin de revenu vers le « travail indépendant » sous-payé et, d’autre part, conduire les salariés précaires vers des CDI, en l’espèce, des contrats à temps partiels à durée indéterminé.
Le CDI sera en effet un des seul moyen de se garantir un revenu stable avec un RSA qui individualise et laisse opaque les modalités de son cumul avec des salaires. On va « blanchir du travail au noir », développer les services aux personnes et aux entreprises, et multiplier les CDI type Mac do et grande distribution. Mais cette restructuration du marché de l’emploi intervient alors qu’avec la crise du crédit, les reconversions économiques s’accélèrent. Avant même le RSA, le chômage est « reparti à la hausse ».
Pour faire face à la situation, il ne suffira pas d’assister les entreprises, il va falloir disposer d’un lien direct à la population elle-même. Allié de la concurrence, le mérite se mesure à l’aune de l’entreprise et de son fameux esprit. L’essentiel est de continuer à graduer ce mérite, a découper des catégories, à gouverner les individus. Alors ça bricole.
D’un côté, on annonce que dans l’automobile, l’ouvrier, le vrai -pas comme ces milliers d’intérimaires au contrats non renouvelés, aujourd’hui en butte aux règles de l’assurance chômage- sera couvert lors de mises au chômage technique ( il pourra « se reposer », dit le journal de 20h de France 2), 1000 heures par an payé au SMIC par l’État, un complément étant versé par l’entreprise, et, de l’autre côté, on verse pas moins de 70 euros supplémentaires de prime de fin d’année à chaque « bénéficiaire ». Et on promet une rallonge luxuriante, 200 euros, pour... avril prochain aux futurs « bénéficiaires » du RSA, que l’on trie depuis la CAF (il faudra toucher une alloc logement pour obtenir cette prime printemps 2009).
Surtout, ne prétendre ni à une formation désirée ni à une retraite avant le statut de grabataire reconnu ou la mort. On borne nos comportements : faut pas se solidariser avec des immigrés non-choisis, sous peine d’inculpation pour « aide au séjour irrégulier, pas se complaire dans l’addiction aux droits sociaux car il est immoral et condamnable de « vivre dans l’assistance » sans vivre dans la honte, tout comme il faut interdire d’échapper à la traçabilité (suivi individualisé, carte navigo ou de crédit, portables, prélèvements ADN) sous peine d’arraisonnement.
Mais, derrière les mises en scène d’une capacité d’initiative, les plans de relance, les gesticulations « anti-terroristes », sous la réforme permanente et l’inflexion sécuritaire, l’activité de gouvernement [6] apparaît pour ce quelle est : l’organisation des privilèges, le refus de l’égalité.
Ce collectivisme des dominants, on le dit désormais décomplexé. Le fait est qu’il se permet avec simplicité tous les arrangements tandis qu’il refuse obstinément en général et en détails tout ce qui remettrait en cause l’atomisation sociale et l’écrasement qui l’autorise encore à fonctionner.