Revenu garanti et puissance d’agir
Jérôme Ceccaldi / Multitudes n°27
Dans une vision éthique du monde, il est toujours question de pouvoir
et de puissance, et il n’est pas question d’autre chose. Gilles
Deleuze 1.
Le détour par Spinoza, pour qui s’engage à penser les fondements d’un
revenu garanti (RG), propose une singulière expérience de pensée.
Nous parlons non de ce spinozisme bien compris dont certains
défenseurs du RG ne font pas secret, mais d’un réel détour : le
revenu garanti aujourd’hui, dans la conjoncture qui est la nôtre, à
l’épreuve du discours le plus décontextualisé qui soit, le discours
de l’ontologie, mais aussi, finalement, de l’éthique, puisque le
modèle du sage spinozien n’a rien d’historiquement déterminé. La
philosophie de Spinoza, en tant qu’ontologie de la puissance, et
projet éthique d’augmentation de cette puissance, permet de clarifier
ce qui peut être au fondement d’un revenu garanti, et amène par là à
problématiser les argumentaires désormais disponibles sur la question.
autant de droit que de puissance
Spinoza pense la sagesse et la liberté par rapport à la question des
« forces des affects » : « de la servitude humaine, autrement dit,
des forces des affects » ; « l’impuissance humaine à maîtriser et à
contrarier les affects, je l’appelle servitude » 2. Ces affects
surviennent au gré des rencontres, rythment l’histoire individuelle,
mais ne relèvent pas d’une sphère purement privée, détachée du champ
social et politique, tel l’inconscient freudien condamné au triangle
étroit de la famille oedipienne. La vie affective trouve toujours à
se déployer dans un contexte institutionnel déterminé. La
dévalorisation des passions tristes est toujours accompagnée de la
dénonciation des institutions qui les exploitent, les attisent, et
assoient leur pouvoir sur elles : « Le grand secret du régime
monarchique et son intérêt vital consistent à tromper les hommes en
travestissant du nom de religion la crainte dont on veut les tenir en
bride ; de sorte qu’ils combattent pour leur servitude comme s’il
s’agissait de leur salut. » 3 Pareil schéma nous aide à penser
l’expérience de notre présent. Le grand secret du régime
postfordiste, où l’accès au revenu passe paradoxalement par des
emplois de plus en plus intermittents et précaires, et son intérêt
vital, consistent à tromper les hommes en travestissant des noms de
travail et de dignité la crainte dont on veut les tenir en bride ; de
sorte qu’ils combattent pour un poste de caissière comme s’il
s’agissait de leur salut.
Revendiquer un RG, c’est s’attaquer à ce système affectivo-
institutionnel. Tenus par une crainte de la déchéance, qui est
produite par une dépendance monétaire instituée, nous acceptons
n’importe quel emploi, même dégradant, inutile, nuisible et sous-
payé, nous n’avons pas le pouvoir de refuser. Nous entrons en
concurrence pour des miettes, et pour des activités dont le sens et
la finalité nous échappent ou nous répugnent. La valeur travail
intervient alors pour travestir le triste calcul du moindre mal en
réjouissant accomplissement de soi, au travers de ce qui doit être
vécu comme valeur et non comme contrainte. Le RG institue pour tous
la possibilité d’une fuite, hors de l’alternative infernale emploi /
misère, critique la valeur travail dans sa fonction de
travestissement de la contrainte. C’est rendre à la contrainte toute
sa dimension négative réelle, en tant qu’expérience d’une diminution
de notre puissance d’agir.
Ontologie de la puissance : chaque chose s’efforce, autant qu’il est
en elle, de persévérer dans son être. Ce qui différencie les choses
singulières n’est pas cet effort (conatus ou potentia, dit Spinoza),
qui est universel, mais la manière de le satisfaire. C’est là
qu’intervient la différence passion / action. On peut s’efforcer de
persévérer dans son être sur un mode passif, « quand il se fait en
nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose,
dont nous ne sommes la cause que partielle », et on accumulera
nécessairement les affects de tristesse, car l’effort, étant donné la
situation de co-action dans laquelle il se trouve, a des chances
d’être contrarié ; on peut s’efforcer de persévérer dans son être sur
un mode actif, « quand il se fait en nous ou hors de nous quelque
chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand de notre
nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se
comprendre clairement et distinctement par elle seule » 4, et nos
affects sont alors des affects de joie. Le RG, par conséquent, peut
être considéré comme l’étape institutionnelle d’une augmentation
collective de la puissance d’agir. Par le relâchement de la
contrainte monétaire qu’il induit, non seulement il institue un
pouvoir de refuser, mais il libère aussi des activités dont nous
serions volontiers la cause adéquate mais qui, pour l’heure, ne
sauraient être envisagées, parce qu’elles ne sont pas rentables,
parce que le conatus est accaparé par la course effrénée au revenu.
Avoir un revenu garanti c’est non pas être incité à ne rien faire,
mais être en mesure de faire quelque chose qui ne se comprend que par
la finalité et le sens que je lui assigne, en tant que cause adéquate
de mon action.
« Autant de droit que de puissance. » 5 La philosophie de Spinoza
est une invitation à considérer la puissance comme seul discriminant
éthique, juridique et politique. Seule la puissance et ses variations
distinguent le sage de l’ignorant, déterminent la légitimité d’une
loi et les limites d’un pouvoir. Dans cette optique, revendiquer un
RG, c’est affirmer qu’il n’y a pas d’émancipation ou de progrès dans
une société sans progrès de l’amour de soi. En effet, la philosophie
spinozienne du conatus redéfinit l’amour de soi, en rupture avec la
tradition théologique, comme ensemble des procédés par lesquels une
chose peut penser son utile propre, qui va être du côté de la joie,
donc de l’augmentation de sa puissance. Le RG ne peut donc être
défendu comme un nouveau compromis historique, un nouveau partage
entre travail et capital, où les besoins d’une fraction du capital en
force de travail flexible et innovante seraient pris en compte, mais
comme la forme instituée d’un amour de soi. Chaque chose singulière
est travaillée par cet amour, l’être est structuré amoureusement. Le
RG n’est que l’expression politique de cette tendance du réel à
l’amour de soi, contre tous les discours du workfare qui nous
appellent au sacrifice de soi et à la haine de soi.
le revenu garanti : entre ontologie de la chose singulière et
temporalité historique
Cette métaphysique peut paraître quelque peu décalée et inopérante
par rapport à tous les argumentaires qui visent, au contraire, à
fonder le RG dans une analyse de la temporalité historique et des
mutations les plus récentes : problème de la stabilisation d’un
néocapitalisme cognitif 6, émergence d’une intellectualité diffuse,
c’est-à-dire d’une division non smithienne 7 du travail qui
élargirait considérablement le concept de travail productif et
inviterait à repenser la question de ce qui mérite salaire, etc. En
effet, le conatus est un concept proprement métaphysique, qui prend
sa place dans une ontologie de la chose singulière. « Chaque chose
singulière est déterminée à exister d’une certaine manière (certo
modo) par une autre chose singulière, cependant la force par laquelle
chacune persévère dans l’existence suit de la nécessité éternelle de
la nature de Dieu. » 8 Exister, pour toute chose, c’est être pris
dans un ensemble de relations qui la déterminent et qui peuvent
éventuellement la détruire 9, mais c’est aussi exprimer une puissance
qui n’est pas la sienne, la puissance infinie d’un réel éternel. Le
conatus est l’effet d’une intégration de la chose singulière finie
dans un réel nécessaire et infini. Pris dans les rapports de
singularité à singularité, toute chose est déterminée par une autre,
mais prise dans un rapport d’intégration à la substance une et
infinie, elle s’efforce de persévérer dans son être, est force
d’affirmation et de résistance. Cette ontologie de l’existence
singulière quelconque permet de problématiser, au demeurant, le rôle
de la temporalité historique dans la justification d’un RG. La
temporalité historique est la dimension où prennent forme, pour
l’existence humaine, ces relations de détermination qui sont des
relations de détermination locale du fini sur le fini (par opposition
à l’intégration a-locale et anhistorique du fini dans l’infini). Sous
l’ère du capital, nous sommes déterminés à exister d’une certaine
manière, et cette manière est autre sous le capitalisme marchand,
sous le capitalisme industriel-fordiste, et sous le capitalisme
postfordiste. La temporalité historique, dont la césure fordisme /
postfordisme, ne fonde pas directement la légitimité d’un RG en le
consacrant comme solution adéquate à notre présent, mais désigne ce
qui, à chaque fois, dans des formes différentes, diminue notre
puissance d’agir, et nous détermine à exister certo modo, soit comme
ouvrier docile prisonnier d’une société-usine, soit comme précaire
dont l’intellect et la vie sont mis au travail par les
entreprises.L’histoire indique donc, indirectement, les stratégies
possibles d’une augmentation de la puissance d’agir.
En ce sens, quand les relations sociales sont affectées par la montée
en puissance du capital, la garantie d’un revenu peut apparaître
comme l’élément-clé d’une politique d’émancipation, par delà les
mutations profondes du capitalisme. L’histoire du RG tend à prouver
qu’il s’agit bien d’une revendication qui traverse le capitalisme en
son entier, même si d’autres solutions ont paru devoir s’imposer 10.
Le RG est justifiable, et a été justifié, en plein fordisme, dans une
société du pleinemploi stable à vie, et, d’une manière générale, dans
toute société où la contrainte prend une forme monétaire, ce qui est
le cas de la société capitaliste. La logique de la puissance est un
continuum anhistorique, elle reste la même, même si elle est prise
dans des formes d’exploitation qui changent, et lui imposent de
renouveler ses stratégies, ou ses arguments à l’intérieur d’une même
stratégie 11.Vouloir tout fonder sur la conjoncture postfordiste, sur
les reconfigurations hic et nunc du travail, du temps social, du
savoir, c’est risquer de perdre de vue la logique de la puissance.
le RG doit-il être un salaire social équitable ?
C’est le risque que prend la conception du RG comme rémunération
équitable d’une productivité diffuse et indirecte, qui s’étend bien
au delà des temps directement productifs 12, « une nécessaire
rémunération du temps hors travail dont la contribution à la
productivité du travail est devenue décisive » 13. Le raisonnement
part d’un état de fait : aujourd’hui sont mis au travail des
aptitudes, des savoirs, des affects développées dans les activités
libres hors travail. Mais c’est précisément un état de fait, qui ne
saurait fonder un droit ; c’est l’état présent de nos relations avec
le capital. En effet, à l’heure du travail immatériel, toute activité
hors travail est bel et bien susceptible d’augmenter la productivité
de nos activités laborieuses : « l’accroissement du temps libre (...)
rétroagit sur la force productive du travail » (Marx)14. Mais dans
une société qui institue une contrainte au revenu, cette rétroaction
ne profite qu’au capital. La vie est productive pour le capital parce
qu’il y a contrainte au revenu. Il ne s’agit donc pas de dédommager
une vie contrainte à la mise au travail par le capital, mais de lui
permettre de se soustraire à cette mise au travail, et de déployer sa
nouvelle productivité hors de la logique capitaliste.
Le mot d’ordre d’un salaire social équitable pour une vie humaine
globalement productive contient donc toutes les ambiguïtés qu’ont pu
contenir les revendications du mouvement ouvrier autour du salaire
15. Il enferme la vie dans son rapport contraint avec le capital, et
ne conçoit le progrès que comme récupération d’une part de la
richesse produite dans le capital. Quelle joie pouvons-nous retirer
d’une vie rémunérée pour être au service d’une logique, celle de
l’accumulation, qui ne saurait épuiser le sens de l’agir humain ? Ce
qui fonde la nécessité d’un RG est une affaire de puissance, et non
le dernier stade historique de nos relations avec le capital.
Il y a chez Spinoza toute une théorie de l’ingenium : tempérament,
complexion, « naturel de chacun » 16, c’est une identité individuelle
irréductible, qui concerne simultanément l’esprit (opinions
personnelles, imaginaire propre) et le corps (constitution physique
propre). Une pensée de l’homme ne peut faire l’économie de la
diversité naturelle des hommes ; le concept de nature humaine doit
subir la critique du singulier, de la pluralité des naturels. « (...)
Quoique les corps conviennent sur beaucoup, ils diffèrent cependant
sur beaucoup plus, et c’est pourquoi ce qui semble bon à l’un semble
mauvais à l’autre ; ce qui semble ordonné à l’un, confus à l’autre ;
ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre (...) : autant
de têtes autant d’avis. » 17 Au fond, si l’on renonce à la définition
marxienne du capitalisme comme mode de production, pour lui préférer
l’idée d’un procès de valorisation dont les modalités varient et sont
profondément historiques, on doit pouvoir le penser comme ensemble
d’ingenia. Il y a autant de manières de concevoir le but suprême
d’une existence humaine que de tempéraments. Il y a les tempéraments
portés sur le plaisir, d’autres sur les honneurs, d’autres, enfin,
sur l’accumulation de capital ; c’est un lieu commun de la
philosophie morale 18. Mais Spinoza a ceci d’original qu’il décèle en
tout ingenium une tendance très prononcée à l’impérialisme : « chacun
par nature aspire à ce que tous les autres vivent selon son propre
tempérament ». Le RG n’abolira pas le capitalisme (comment fait-on
pour abolir un ingenium ?), mais doit permettre de relâcher l’emprise
de son tempérament sur nos vies 19. Les joies des uns ne sont pas
nécessairement celles des autres : « la différence n’est pas mince,
non plus, entre la satisfaction qui, par exemple, mène un ivrogne, et
la satisfaction que possède le philosophe. »
(1) Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968, p. 247.
(2) Éthique, IV, préface.
(3) Traité théologico-politique, préface. Sur cette relation entre
affects et institutions, voir aussi Traité politique, VII, § 27.
(4) Éthique, III, définition II.
(5) Traité politique, II, §3.
(6) Voir les contributions de Yann Moulier Boutang,
www.multitudes.samizdat.net, passim.
(7) Sur cette notion, voir « Transformations de la division du
travail et général intellect », Rémy Herrera et Carlo Vercellone
(dir.), in Sommes-nous sortis du capitalisme industriel, La Dispute,
2003.
(8) Éthique, II, proposition XLV, scolie.
(9) Voir l’axiome de Éthique, IV.
(10) Voir sur ce point l’article de Patrick Dieuaide et Carlo
Vercellone dans le n°1 de la revue Alice. Ainsi que le texte de
Bernard Aspe et Muriel Combes, qui rappelle comment le RG a pu être
défendu, dans la société fordiste, comme attaque de la valeur travail
perçue comme moyen de domination. (
11) La stratégie qui consiste à vouloir dissocier le revenu de
l’emploi ne s’appuie pas sur les mêmes arguments selon la phase
historique du capitalisme dans laquelle on l’envisage.
(12) Voir sur ce point, par exemple, « Mutations du concept de
travail productif et nouvelles normes de répartition », Carlo
Vercellone(dir.), in Sommes-nous sortis du capitalisme industriel, La
Dispute, 2003.
(13) André Gorz, L’Immatériel, Galilée, 2003. André Gorz résume
parfaitement bien cette conception du RG, et en souligne les
faiblesses ; voir « Le Revenu d’existence, deux conceptions », p.30.
(14) Grundrisse, Dietz Verlag, 1953, p. 593.
(15) « Sur leur bannière [des travailleurs], il leur faut effacer
cette devise conservatrice : "un salaire équitable pour une journée
de travail équitable« et inscrire le mot d’ordre révolutionnaire : »abolition du salariat" », Marx, Salaire, prix et plus-value,
Gallimard, coll. La Pléiade, 1965, p.533.
(16) C’est la traduction proposée par Sylvain Zac.
(17) Éthique, I, appendice.
(18) Voir, par exemple Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2.
(19) C’est ce que veut dire André Gorz, quand il critique la
justification du RG comme rémunération : c’est une manière de
consacrer la toute-puissance de l’idéologie productiviste du self-
entreprenariat.Voir L’Immatériel, p. 24-29.