Les vagues de révolte se soulèvent et disparaissent selon des logiques qui font couler l’encre des sociologues et des théoriciens, selon des trajectoires qu’on ne retrace pas sans se sentir policier et intrusif, sans se voir en archiviste de la nostalgie. Nous n’avons pas ici l’ambition de faire un bilan de l’hiver et du printemps agités qui viennent de s’écouler. Dans les lignes qui suivent nous aborderons quelques problèmes de langage présents dans la politique contemporaine et les critères qui organisent le partage entre ce qui relève de cette politique et ce qui en exclu.
Tout serait-il vain parce que la souffrance est éternelle, et que les révolutions ne survivent pas à leur victoire ? Mais le succès d’une révolution ne réside qu’en elle-même, précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. la victoire d’une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière en fusion et font vite place à la division, à la trahison. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Editions de Minuit, Paris, 1991.
Ce qui nous intéresse ici est aussi de montrer que les émeutes de novembre 2005 et celles d’avril 2006 s’inscrivent dans une longue généalogie de soulèvements et que le fait qu’elles soient à présent devenues « souterraines » ne préjuge en rien de leur valeur d’événements.
Comme l’explique Foucault « ce qui, dans l’histoire, échappe à l’histoire, ce n’est pas l’universel, l’immobile, ce que tout le monde, tout le temps, peut penser, dire ou vouloir. Ce qui échappe à l’histoire, c’est l’instant, la fracture, le déchirement, l’interruption (...). La révolution s’organise selon toute une économie intérieure au temps : des conditions, des promesses, des nécessités ; elle loge dans l’histoire, y fait son lit et finalement s’y couche. Le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leur humanité" [1].
Deux de ces coupures verticales, de ces ruptures de la ligne prescrite par l’histoire des vainqueurs ont donc pris place d’après les medias dans les mois passés. La première s’est produite dans les banlieues de plusieurs villes de l’hexagone et à été attribuée - de manière un peu grossière - à des jeunes issus de l’immigration et mécontents d’un présent trop répressif et d’un futur trop sombre. La deuxième qu’on a baptisée mouvement anti-CPE s’est développée au cœur des villes et des universités, a été le fait des étudiants et des syndicats, a fini par réunir les jeunes et les adultes sous un seul drapeau qu’a l’étranger on a souvent trouvé conservateur. Car les pays où la tragédie de la fin du welfare s’est déjà consommée dans les décennies passées (comme l’Angleterre par exemple) ont jugé incompréhensible cette réaction de masse contre des conditions d’entrée dans le marché du travail qui ne semblaient point avilissantes. Mais de fait la contestation de ces conditions ne résume pas l’éventail des raisons qui ont fait descendre des milliers de gens dans les rues contre le gouvernement en place.
Ce qui paraît complexe et peu exploré c’est le lien chiasmatique qui persiste entre les deux explosions de colère distinctes, celle de novembre et celle d’avril. Nées de l’obsolescence du système républicain, de son anachronisme méritocratique sans contrepartie dans la vie, ces deux mobilisations ont signifié un refus des conditions de l’inclusion dans l’ordre constitué. Les modalités d’intégration étaient le centre du problème à chaque fois : au mois de novembre l’on parlait d’ « étrangers » et de jeunes, au mois d’avril de jeunes et de travailleurs. Mais ces catégories se recoupent et se court-circuitent sans arrêt. Par de-là la différence de provenance des acteurs sociaux qui ont animé ces deux événements, le langage des AG, l’organisation collective traditionnelle, les mots d’ordre revendicatifs, ont brillé par leur absence. La syntaxe des corps et des gestes mis en commun s’est organisée sur la base d’un rejet immédiat de la situation d’oppression, l’action a été le plus souvent directe et brève, les demandes, comme c’est souvent le cas depuis la crise argentine de 2001, axées sur les démissions des politiciens en place.
Les marches et les manifestations officielles n’ont bien évidemment pas manqué d’apparaître, ainsi que les rémanences groupusculaires et les réflexes conditionnés de quelques partis politiques, mais ce n’est pas cela qui attiré l’attention des medias ni canalisé les énergies des participants. La spécificité qui apparaissait nettement dans les deux cas était un refus sans appel de la place socio-économique à laquelle les sujets se voyaient relégués, donc l’exacte contraire d’une dynamique de lutte corporatiste. Comme Agamben le faisait déjà bien remarquer dans La Communauté qui vient, le fait nouveau de la politique qui vient c’est de ne pas être lutte pour la conquête ou le contrôle de l’Etat, mais d’être lutte entre l’Etat et le non-Etat. Face au caractère incernable de ce positionnement politique la violence répressive de l’Etat ne peut que se déployer de manière disproportionnée. Le dernier chapitre intitulé Tienanmen tirait les conclusions de ce constat et s’achevait sur une réflexion qui allait ouvrir la voie aux analyses de Homo Sacer sur l’actualité de la vie impunément sacrifiable.
Dans un beau livre sorti à peine un mois avant que les banlieues s’embrasent, Jacques Rancière par contre se prononçait contre l’hypothèse catastrophiste formulée par Giorgio Agamben dans Homo Sacer [2], où l’état d’exception dévoile le contenu réel de nos démocraties. Rancière avait voulu écrire un livre optimiste, pour prouver que les choses n’allaient pas si mal que ça [3]. Dans le dernier chapitre intitulé Les raisons d’une haine l’auteur explique tout de même que « Nous ne vivons pas dans des démocraties. (...) Nous vivons dans des états de droit oligarchiques » [4]. La question qui reste alors béante est celle de savoir comment ces oligarchies prêtent-elles l’oreille à ceux et celles, sur l’évocation desquels le livre s’achève : les gens qui « savent partager le pouvoir égal de l’intelligence », qui leur donne du courage et donc de la joie [5] ?
À ce propos, nous voudrions rappeler les mots prononcés par Sarkozy le 25 octobre lors de sa visite à une cité d’Argenteuil, filmés et rediffusés impitoyablement sur maintes chaînes télévisées : « Vous en avez de la racaille ? Eh bien je vais vous en débarrasser ». C’est bien connu que Sarkozy n’a pas voulu revenir sur cette phrase et qu’il a persisté à employer la métaphore hygiénique (dont la gloire raciste est tristement célèbre) dans l’économie de laquelle les indésirables font office de crasse à éliminer. Ce défi viril venant de la part d’un Etat musclé et fier de sa tolérance zéro a-t-il fait tomber la dernière goutte dans le vase des humiliations ? Ou est-ce que la mort absurde et atroce de deux mineurs à peine deux jours après ces déclarations a contribué à rendre intolérable le sentiment d’offense ? Ce que nous croyons c’est que l’insulte proférée par Sarkozy a pris une valeur de jugement lourd et sans appel sur l’état de la fracture sociale en France. Se « débarrasser » de quelqu’un, « nettoyer » ce sont de termes de gangster dont l’usage public de la part d’un ministre ne fait que communiquer de manière désinhibée à tous ceux qui croient vivre dans une démocratie que la tolérance zéro c’est cela. A partir de là personne ne peut ignorer le sort qui est fait à qui ne marche pas droit et en plus a le tort de vivre dans une cité, tout le monde est complice de la répression et de son vocabulaire.
Du point de vue de l’analyse linguistique, l’insulte est un énoncé dépourvu de sens. Agamben l’explique dans un texte sur l’amitié : dire de quelqu’un qu’il est un excrément ou un organe génital n’a pas plus de sens que de s’acharner à appeler Gaston quelqu’un qui s’appelle Giorgio [6]. Par contre l’expérience que l’on fait de l’insulte n’est pas seulement, comme le soutient l’auteur quelques lignes après, purement linguistique, elle est historico-sociale, notamment dans le cas de l’insulte raciste.
Butler en relisant soigneusement Austin et Derrida parvient à la conclusion que le caractère performatif d’un énoncé injurieux est activé à partir du moment où celui-ci fonctionne comme une citation. C’est-à-dire que l’insulte de Sarkozy n’importe pas autant parce qu’il vient de lui, mais parce qu’il s’ajoute à la longue liste des bavures policières qui s’accompagnent, entre autres, d’appellatifs comme « racaille » et de promesses de nettoyage ethnique ou social. Si un performatif réussit - écrit Butler - « ce n’est pas parce qu’une intention gouverne avec succès l’action discursive, mais seulement parce que cette action fait écho à des actions antérieures, et accumule la force de l’autorité à travers la répétition ou la citation d’un ensemble de pratiques antérieures qui font autorité. » [7]Lorsque l’insulte blesse, en somme, c’est parce que celui qui la profère cite un énoncé qui lui préexiste et par là il rejoint la communauté linguistique de tous ceux qui l’ont prononcé avant lui.
Ce n’est donc pas surprenant que les réponses à cette provocation n’aient pas été linguistiques et discursives. Des mobilisations et des émeutes du mois d’avril d’ailleurs ne ressortirent pas non plus de plateformes programmatiques ni de revendications autres que l’abolition du CPE et parfois du CNE. On pourrait aller jusqu’à dire que ces deux mouvements ont été, d’une certaine façon, muets, à la manière dont le sont les films d’avant le cinéma parlé, parsemés d’inscriptions murales et non, de textes, de gestes et de sentiments théâtralement échangés. Ils n’ont pas dialogué avec le pouvoir, ils ont lancé un appel à la transformation des vies, de leurs conditions matérielles et mentales.
1.Désirs et défaillances du langage
Dans Capitalisme énergumène, Lyotard décrivait la méthode de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari disant que dans leur livre : « la négation de l’adversaire ne se fait pas par Aufhebung mais par oubli » [8] ce qui nous parait décrire assez fidèlement l’attitude qui a animé les faits de novembre 2005. Ces émeutes, ce qui est peut-être regrettable, sont restées au stade du soulèvement, elles ne sont pas devenues des « mouvements », elles ne se sont pas encastées en machine revendicative car elles n’avaient tout simplement aucune vocation à établir ce dialogue avec l’Etat dont rêvait la gauche réformiste, mais sans doute aussi quelque frange de la gauche extra-parlementaire. Cet oubli de l’adversaire dont parle Lyotard - et que nous attribuons aussi à cette insurrection -n’est aucunement à lire comme une faille, une erreur, un acte manqué, mais c’est bien au contraire le geste profondément politique de qui oppose, depuis une position d’infériorité frappante, un scepticisme brutal à ce que le pouvoir dit de lui. Un refus en somme de se laisser définir par le pouvoir et surtout de laisser définir la place qu’on doit occuper au sein d’une éventuelle dynamique de conflit ou d’émancipation.
Le besoin ou le désir de « reconnaissance » sous lequel beaucoup semblent vouloir inscrire les soulèvements des mois passés, sont en ce sens des pures projections : ces violences ont prouvé qu’une partie de la population n’avait plus le désir d’être reconnue par l’Etat et ses agents, qu’elle voulait plutôt rester anonyme, vu que la seule reconnaissance qu’elle reçoit de leur part se produit habituellement pendant les contrôles d’identité.
Dans la lumière nouvelle des feux nocturnes de novembre 2005 le langage est apparu comme un terrain d’agression et de condamnation pour les uns, de justification et d’humiliation pour les autres. Le dialogue s’est trouvé donc interrompu entre le pouvoir et ses sujets, car comme cela s’est déjà produit dans d’autres époques, le langage suivait un cours irréversible [9], il se dérobait à la tâche de la traduction. Pour l’acception de « traduction » nous nous référons ici à l’opération dont parle Benjamin dans La tâche du traducteur [10], mais transposée à l’intérieur d’un espace politique peuplé par des gens censés parler une seule langue. Car traduire ce n’est pas transmettre un contenu d’une langue à l’autre, mais établir la définition même de ce contenu comme le lieu d’un conflit ou d’une possible négociation. Il serait absurde de croire que par là nous voulons préjuger du potentiel de communication que le langage bien évidemment recèle, mais plus banalement il nous faut rappeler que les conditions d’activation de ce possible sont politiques, qu’en somme les mots ne signifient que ce à quoi on les rattache, soit l’expérience que nous en avons [11]. L’expérience de la pauvreté, de l’exclusion, du racisme ne concernent pas uniquement ceux et celles qui y sont confrontés dans le quotidien, mais pour qu’elles puissent devenir actives pour ceux qui ont le choix de pouvoir les oublier, les conditions sont à construire.
Il s’agit là de questions d’économie libidinale, dont élaboration n’est possible que dans un contexte politique qui ait fait le deuil des insuffisances d’un certain nombre des catégories du vingtième siècle. La revendication et les conflits de longue durée pour améliorer les conditions de travail, par exemple, ont été minées par l’obligation à la précarité - dont les luttes d’avril ont fait dramatiquement état -, ce qui reste et qui garde les gens ensemble à présent n’est plus l’intérêt commun qui pouvait fédérer les forces et les volontés, mais les désirs qui mettent les uns et les autres en situation de concurrence. Les valeurs qui se rattachaient à l’habileté du travailleur et à l’esprit économe du foyer - à des restes en somme du fantasme d’autonomie relative et d’excellence éthique qui tenaient ensemble la classe ouvrière - ont été rendues caduques par la double offensive de la précarité imposée d’un côté et de la marchandise socialisante de l’autre. Les mots de Lyotard lus à la lumière de ces constats acquièrent alors une actualité nouvelle : « Ce (...) par quoi le libidinal cache le politique chez Freud, - écrivait-il - ou le politique le libidinal chez Marx, il faut sauter en dehors et danser par-dessus » [12], on ne pourra donc pas en faire un énième objet de débat.
2. Pratiques de libération et pratiques de liberté
Le fait que le mouvement anti-CPE ait obtenu satisfaction - chose discutable compte tenu de la variété et des différences de radicalité entre ses multiples composantes - n’est pas pour nous une donnée déterminante. L’enjeu de cette mobilisation n’était pas seulement l’abrogation d’un contrat aux conditions impraticables pour les jeunes mères, les femmes enceintes, les personnes politisées qui luttent sur leur poste de travail et toute sorte de minorité sexuelle, raciale et autres. Le travail y était abordé dans les discussions comme quelque chose de dépourvu de sens, comme une activité disqualifiante dont la nécessité objective reste à prouver, compte tenu du durcissement de ses conditions. Au point que les mots eux-mêmes habituellement employés dans ce contexte paraissaient frappés d’inutilité face au divorce consommé entre l’intelligence critique et les forces productives. Et ce n’était plus seulement le vocabulaire marxiste qui se révélait périmé, mais une grande partie de l’arsenal conceptuel des luttes des derniers cinquante ans.
Il ne s’agissait donc plus d’évaluer stratégiquement ce que le pouvoir voulait bien entendre comme message et ce qu’il rejetterait comme pur bruit. Le problème était plus profond et concernait la valeur de la parole à l’intérieur des groupes en lutte plus que celle des mots qui en ressortent sous forme de revendications, slogans ou cris de colère. Ce que nous voudrions ramener à la surface agitée du présent est l’espace où s’était consommée l’illusion (mais pas le besoin) de démocratie directe des mouvements sociaux et politiques des années soixante et surtout soixante-dix, en Europe et notamment en Italie. Le terrain politique qu’il nous faut explorer est celui de « la vie non langagière » [13], celui que les féministes italiennes appelaient la politique qui ne porte pas le nom de politique.
Cet espace - dont on peut dire avec Foucault qu’il est la condition de possibilité d’une ontologie de nous-mêmes - est la surface d’inscription historique des expériences, mais aussi bien le lieu de légitimation des expérimentations. C’est le lieu de rencontre toujours absent de toute carte, et toujours à produire, entre la continuité pénible de l’expérience militante et l’éphémère surgissement des actions d’éclat de l’avant-garde, entre les pratiques de libération et les pratiques de liberté. Poser la question de ces partages, que la tâche de toute véritable politique d’émancipation serait de résorber ou de suturer, en termes par exemple de deux camps qui seraient celui de la « critique sociale » et celui de la « critique artiste » [14] nous paraît tout à fait inadéquat. La conjonction mille fois souhaitée et si rarement réalisée entre avant-gardes politiques et avant-gardes artistiques n’a rien à voir avec l’incompatibilité entre les exigences de renouvellement de l’art et l’urgence des problèmes de la vie administrée. Si jonction possible il y a entre artistes et militants, elle n’aura lieu que dans le domaine de leurs pratiques, soit entre le terrain de l’expérience et le terrain de l’expérimentation, autour de la possibilité de mettre en acte des processus de subjectivation qui soient à la fois créatifs et déconstructifs, viables et contaminants. Lorsque Foucault parle, à la fin de sa vie, d’une mille fois incomprise « esthétique de l’existence », il ne se place pas dans une perspective politiquement faible en dehors des nécessités de la résistance. Au contraire, il essaye de penser les processus de subjectivation et de désubjectivation dans une optique défonctionnalisée, dans une pratique de la liberté et donc dans une autonomie relative qui nourrit la possibilité de changer le monde en même temps que soi-même. Dans Qu’est-ce que les Lumières ? [15]Foucault fait une lecture audacieuse du concept baudelairien de modernité en affirmant qu’il s’agit d’« un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole » [16] car continue-t-il « cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même » [17].
Ces opérations ne s’effectuent plus dans le domaine de la critique [18]- au sens que donnait à ce mot l’Ecole de Francfort- , qui reste au fond une activité interne au langage et qui s’alimente des contradictions logiques entre les différents régimes d’énonciation et leur mauvaise foi ou leur impuissance vis-à-vis du pouvoir, mais dans un ailleurs dont on fait l’expérience immédiate dès qu’on se trouve en dissidence avec sa propre place dans la société, astreints à la tâche de s’élaborer soi-même. Cette dissidence interne au processus de subjectivation qui est de l’ordre du dysfonctionnement identitaire, et qui est un refus d’adhérer à la place que le pouvoir nous impose, est certainement un intervalle entre des identités et des différents noms de sujets [19] - elle a donc partie liée au langage par quoi l’on nous nomme et aux prédicats qu’on nous attribue - mais elle ne se résume pas à cela.
C’est la manière dont nous agissons et nous désirons qui change, ce sont les frontières de nos expériences et de nos expérimentations qui deviennent mouvantes lorsque nous nous opposons à la place qu’on nous réserve dans l’échiquier des subjectivités données. Le mérite indiscutable de la pensée Queer et de ses théoriciens et théoriciennes est d’avoir expliqué comment et pourquoi ce sont les corps et les pratiques qui s’y attachent qui sont immédiatement mis en cause à partir du moment où notre place sociale, sexuelle, politique ne nous convient pas. C’est pourquoi l’hostilité de l’Etat ou de l’ennemi, loin d’être la cause première du déplacement qui produirait l’exclusion ou la marginalisation, ne se manifeste en réalité que dans un second temps, lorsque l’écart subjectif s’est déjà produit. A cet égard la question de la légitimité de la révolte ne se pose plus pour aucun sujet social : ce problème existait par rapport à une forme-Parti prescriptive ou à un modèle de subjectivité révolutionnaire qui déclinaient déjà à la fin des années soixante-dix. « Il y a un déplacement, - écrivait Lyotard de cette époque - le désir a nomadisé dans un autre espace, un autre dispositif s’est mis à fonctionner, ça marche autrement et si ça marche, ce n’est pas parce qu’on fait la critique de l’autre vieille machine. » [20]
3. La langue étrangère dans la langue et la politique des moyens sans fins
L’impossibilité de faire coexister dans le même corps le souvenir du trajet vers l’école en tramway à chevaux et celui de l’expérience dévastatrice des tranchées, dénoncée par le silence acharné des survivants de la Première guerre mondiale, est un événement-symptôme qui marque, d’après Benjamin, le début de ce manque d’emprise progressif du langage sur la vie, qui est conséquence et cause de notre pauvreté en expérience [21]. Mais le fait que certaines choses deviennent indicibles ne signifie rien de leur ineffabilité ou de leur contenu de vérité transcendante spécifique, ce sont des choses le plus souvent d’une trivialité affligeante - comme Freud et d’autres n’ont pas manqué de prouver - qui ne trouvent juste pas de moyens pour s’exprimer.
Le langage n’est donc qu’un support d’inscription pour l’expérience parmi d’autres (la toile, la pierre, les murs, les gestes et ainsi de suite) et historiquement il se révèle parfois réfractaire, ininscriptible. Si nous considérons l’expérience comme quelque chose de communicable dans le cadre d’un ensemble de possibilités historiquement déterminées, nous comprenons mieux que les transformations de la surface du monde et des corps qui l’habitent rendent certaines expériences intraduisibles ou caduques, car leur nature n’est pas uniquement linguistique [22]. La recherche de nouveaux moyens d’expression qui se déroule traditionnellement dans des espaces séparés, tels les laboratoires ou les ateliers, ne va pas dans certaines époques sans se heurter aux limites que le pouvoir lui impose. Il est donc courant de trouver unis, sous les régimes totalitaires, les artistes innocemment absorbés par leur œuvre et les opposants politiques, tous confondus dans le sac des persécutés. Lorsque les totalitarismes déclinent cette solidarité fragile se délie comme une convergence éphémère, et pourtant une intention commune de création de soi et de transformation du monde, même si appliquée à des contextes on ne peut plus séparés, avait menacé dans les deux cas le pouvoir en place. Il nous faudrait alors considérer l’expérimentation non pas comme un luxe ou une activité séparée, mais comme la tentative de trouver une surface d’inscriptibilité à des expériences autrement illisibles et condamnées au mutisme, tentative qui peut aboutir et dont les conséquences sur les corps restent difficilement calculables et menaçantes pour le pouvoir.
Lorsque nous parlons d’expérience nous reprenons la définition qu’en donnait Foucault, qui la rattachait à la fois à la question de l’erreur et à la fois à l’obligation d’assumer le diagnostic du présent comme tâche de la philosophie [23]. Donc non pas un vécu subjectif mais une perception des conditions sociales et politiques des actes et des comportements qui nous permettent d’interagir avec leurs sujets sans besoin de traduction [24]. Notre insistance sur la problématique de la traduction, nous y revenons, n’est pas formelle : la figure de l’étranger, tant de fois agitée à l’encontre des insurgés comme source de délégitimation suprême, n’a pas manqué d’apparaître parmi les gammes des réactions aux faits de novembre 2005. Dans son commentaire du Livre de lecture pour les habitants des villes de Brecht, Benjamin nous rappelle que « quiconque se bat pour la classe exploitée est dans son propre pays un émigré » [25], ce qui est d’autant plus important si l’on considère que ce thème brechtien imprègne la pensée politique de Benjamin en profondeur. Les dispositifs de construction du « regard de l’étranger » [26], mis en place dans les techniques du théâtre brechtien, semblent par moments pouvoir court-circuiter les analyses sur l’image dialectique. L’enjeu est toujours celui de construire un « tableau » où le flux du temps soit suspendu et le présent montre en même temps son unicité et son ouverture, il se donne en somme comme pur possible. Cet « étrangement » se retrouve jusque dans la conception que Benjamin propose de la grève dans la Critique de la violence [27]. Une « non-action », une « rupture de relation » entre le patron et l’ouvrier, voilà en quoi consiste la grève et voilà ce qui en fait une action qui ne peut pas être considérée comme violente. Car ce n’est, du point de vue du moyen pur, qu’une cessation d’activité, une petite déchirure qui révèle à quel point la robe du quotidien est sans coutures.
« Il peut y avoir ici ou là, sans doute, - écrit Benjamin - un cas de grève correspondant à cette perspective et qui soit simplement une manière de se détourner de l’employeur, de lui devenir »étranger« [28]. Et dans cet espace d’autonomie relative par rapport à son propre rôle de travailleur, le gréviste vit une expérience expérimentale. Pendant ce temps libéré ce qui compte est la capacité de construire un sujet politique collectif, pour lequel le corporatisme ne serait rien de plus que la porte étroite qui amène à la grève générale illimitée, à la solidarité avec tous les autres producteurs matériels et immatériels qui partagent les mêmes désirs politiques. L’essentiel n’est pas, comme l’explique Benjamin plus loin, en citant Sorel, que la revendication soit satisfaite, mais que l’expérience du »devenir étranger" à son quotidien ainsi que le langage qui l’accompagne atteignent l’espace du moyen pur. Par « moyen pur » Benjamin entend un geste qui, délié de la chaîne des cause et des effets propre aux calculs de la politique de parti, construit un espace-temps où l’on peut faire l’expérience directe de la liberté. Agamben reprend ce concept dans ses Notes sur le geste en retraçant sa filiation kantienne et il préconise une politique possible des moyens sans fins [29]. « Une finalité sans moyens - écrit-il - n’égare pas moins qu’une médialité qui n’a de sens que par rapport à une fin. (...) Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent, et la dimension éthique lui est ouverte. » [30]Le moyen, comprend-t-on à la fin de l’article, peut aussi bien être le langage, et notamment la langue dans ce qu’elle a d’étranger à notre être-là, à notre être corps. Le langage est le lieu dans lequel on se tient dans une relation disjonctive avec notre vie biologique, mais c’est par là aussi l’espace constamment exposé à la menace de s’écrouler sous le poids de la vie nue, dès que le pouvoir la découvre comme la vérité ultime de notre être gouvernés.
L’urgence de trouver une langue étrangère dans la langue, que Deleuze et Guattari abordent dans Kafka, pour une littérature mineure, est comme on le voit, bien loin de pouvoir se réduire à une problématique purement esthétique. Devenir le nomade, l’immigré et le tsigane de sa propre langue, voler l’enfant au berceau, danser sur la corde raide [31], ce sont des actes possibles dans le domaine artistique (le domaine de l’expérimentation séparée) mais difficiles à transposer dans le champ politique. Si Kafka nous a prouvé qu’on peut écrire « comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier », qu’on peut trouver dans la langue « son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi » [32], les expériences d’étrangeté active à la vie administrée sont toujours à réinventer.
La catégorie de l’étrangeté était plus qu’une figure de style pour l’Autonomie italienne qui en fit son orgueil [33]et l’articula notamment autour de l’idée pivot du refus du travail, c’est-à-dire le refus d’assumer comme sa propre place dans la dynamique de l’émancipation celle dela classe ouvrière. En 1977 les cercles du jeune prolétariat diffusaientun long communiqué, nous en citons un extrait dont l’actualité risque de surprendre : « Va travailler ! Ils nous le disent toujours, que l’on travaille ou que l’on soit chômeur. En effet nous sommes d’accord avec cet ouvrier américain qui disait dans une interview : »Si un matin je me levais avec l’envie d’aller travailler, j’irais tout de suite voir le psychologue« . C’est pour cela qu’existent les grèves et les absentéismes. Le travail (...) n’est qu’une nécessité. Mais même cette nécessité les patrons nous la rendent énormément pesante. Travailler veut dire commencer jeunes à faire de nouveau la vie de nos pères, huit heures à la chaîne ou au bureau, toujours obligés de rendre des comptes à un chef, avec pour seule perspective pour nous, les jeunes, d’être opprimés et exploités pendant toute notre vie (...). L’accusation de ne pas avoir envie de travailler, lorsqu’elle vient des bourgeois n’est qu’une grande hypocrisie » [34].
La manière dont la gauche parlementaire italienne reçut ces déclarations fut, on s’en doute, très négative. On se rappelle notamment Les deux sociétés [35] d’Alberto Asor Rosa dont la thèse centrale consiste à démontrer que le chômage des jeunes a produit de la marginalité, que cette marginalité a donné lieu à des explosions irrationnelles (le mouvement de 1977) et que l’on a désormais à faire à deux sociétés : celle des ouvriers, et cette deuxième faite de ceux qui devraient être ouvriers mais ne le sont pas, qui devraient avoir des pratiques de luttes internes au PCI mais ne les ont pas. Inutile d’expliquer comment cette pensée a servi la criminalisation d’une expérience riche et multiple, étouffée dans le sac unique de la lutte armée.
Ce qui est en jeu dans la déclaration des jeunes prolétaires et ce qui est dénoncé par Asor Rosa sont deux différentes conceptions du mot travail, qui entraînent avec elles deux mondes opposés et irréductibles, en rouvrant plusieurs blessures en même temps : celle qui sépare les intellectuels des plébéiens, celle qui oppose les hommes de parti aux insurgés, les riches aux pauvres.
Le propre de la vague de politisation italienne de 1977 fut de déployer sa puissance corrosive non seulement contre les figures de l’intégration ou de la fausse émancipation réformiste, mais aussi contre les identités produites par les groupes eux-mêmes. La difficulté de trouver une langue satisfaisante dans les moments de discussion politique aussi bien publiques que privés devint un des agents majeurs dans la dynamique de dissolution de ces groupes. Cette problématique migrait au sein des groupes mixtes après être née et avoir grandi chez les collectifs féministes, pour qui la question du lien troublé entre la parole et les pratiques était le problème central. En 1973 le Groupe Gramsci écrivait déjà dans sa Proposition pour une manière différente de faire de la politique : « Il n’est plus possible de se parler d’avant-garde à avant-garde avec un langage de paroisse d’« experts » de la politique, tout connaître du B-A BA - jusqu’au M et au L - du marxisme-léninisme, pour ensuite ne pas réussir à parler concrètement de nous et de nos expériences. La conscience des choses et les explications doivent devenir évidentes à travers une expérience de ses propres conditions, problèmes et besoins et non seulement à travers des théories qui décrivent des mécanismes » [36].
Une saison semblait s’achever, et avec elle les agencements entre les discours et les pratiques qui l’avaient accompagnée. Les groupes qui pouvaient avoir une certaine efficacité stratégique sur le plan de la politique institutionnelle, se révélaient totalement insuffisants en tant que laboratoires d’expérimentation de relations différentes et de libération du désir. Les femmes étaient les premières à en faire les frais, car elles souffraient le double esclavage de devoir garder l’identité d’ange du foyer se sentant en devoir d’être des militantes sur-actives pour prouver qu’elles étaient aussi performantes que les hommes. Le double militantisme rajoutait à cette crise un élément qui l’amena à son climax : insatisfaites de la situation des groupes militants traditionnels, elles se retrouvaient entre elles pour discuter de leurs problèmes, inventer une révolte au féminin, pratiquer l’auto-conscience. Elles produisaient en somme des pratiques discursives qui finirent par s’épuiser face à leur impuissance à transformer l’état des choses. La conscience de l’oppression, une fois verbalisée et partagée devenait tellement lourde qu’elle paralysait la parole créant ainsi un problème nouveau au sein des collectifs féministes et des groupes mixtes. Les femmes de la Libreria delle Donne di Milano appelèrent cela le phénomène de la « femme muette ».
Ce syndrome de la « femme muette » [37] après avoir mis en crise des dynamiques politiques de centaines de personnes, s’était ensuite émancipé du caractère sexué des sujets qui l’avaient initialement dénoncé. Puisque les femmes étaient restées ou devenues muettes, la parole des hommes se trouvait frappée d’inutilité. En 1976 nous pouvons lire dans une brochure féministe une confession inquiétante :« Le retour du refoulé menace tous mes projets de travail, de recherche, de politique. Il les menace ou bien il est la chose réellement politique en moi, à laquelle il faudrait donner du soulagement, faire de la place ? (...) Le mutisme - continue-t-elle - mettait en échec, niait cette partie de moi qui désirait faire de la politique, mais il affirmait quelque chose de nouveau. Il y a eu un changement, j’ai pris la parole, mais ces jours-ci j’ai compris que la partie affirmative de moi était en train d’occuper à nouveau tout l’espace. Je me suis convaincue que la femme muette est l’objection la plus féconde à notre politique. Le « non-politique » creuse des tunnels que nous n’avons pas à remplir de terre » [38].
Ce non-politique avec son cortège d’apories et de questions irrésolues a fait surface, selon nous, dans les émeutes de novembre et dans celles d’avril dernier. C’est une expression de colère et une recherche d’identité qui ne s’inscrit plus dans les schémas prévus pour la manifestation de la révolte politique. Pour l’heure on ne le voit que sous les réflecteurs de fortune des caméras tremblantes qui l’accompagnent et le traquent, ou dans les salles des tribunaux où des verdicts condamnent et enferment des corps d’individus pour faire oublier les circonstances politiques des actions de groupe. Nous nous retrouvons à nouveau au cœur du questionnement foucaldien autour des mots qui drapent ou pulvérisent les pauvres vies dépravées dont il cherchait les traces [39] ou même à ses positions plus tranchées, lorsqu’il affirmait qu’une langue des vaincus n’avait jamais existé [40].
Le temps est peut-être venu d’écrire, comme le propose Alain Brossat, une histoire politique du feu [41], d’entendre ce qui résonne dans la désaffection incendiaire du langage : « inutile de parler dans le désert, impossible parler avec ces gens-là » [42].
Cette désaffection a sans doute une parenté à interroger avec ce que Agamben définit comme le mutisme essentiel de la philosophie, avec son rôle de pure exposition de l’être-dans-le-langage de l’homme, de tropisme vers la gestualité pure [43].
Le langage est politique, selon Agamben, dans la mesure où il inclut la vie nue tout en la mettant à distance, où il se tient vis-à-vis de celle-ci dans un rapport d’exclusion inclusive.
Les politiques du silence sont alors les pratiques propres aux états d’exception, celles qui se tiennent dans une relation étroite et risquée avec l’expérimentation aussi bien qu’avec l’expérience, pendant que le pouvoir en place gonfle sa puissance de répression. On peut aussi parler de « politiques de purs gestes », car le geste est toujours geste de ne pas se retrouver dans le langage et que l’être-dans-le-langage n’est pas quelque chose qui puisse être énoncé en propositions [44].
Les catégories qui nous permettent de penser cet espace liminaire du politique, où quelque chose de décisif se joue au jour le jour en dehors de la comédie représentative gouvernementale et en deça du théâtre bohémien de la gauche extra-parlementaire, n’ont sans doute pas encore été crées. Pour l’heure, un enjeu important reste celui de prêter l’oreille, le corps, les affects, aux silences de la politique qui ne porte toujours pas ce nom.