Une lecture de « Il faut défendre la société », cours au Collège de France de Michel Foucault en 1976 (Hautes étude, Gallimard, Seuil, 1997)
Le cours de 1976 inscrit dans le travail de Michel Foucault la marque d’une crise. La première séance de ce cours annonce le projet de l’année à partir d’une mise au point quant aux modalités pratiques et aux enjeux théoriques, mise au point qui est en même temps une mise en scène de quelque chose comme un moment critique de la pensée, aux deux sens d’une crise et d’un tournant à prendre.
Ainsi, davantage sans doute qu’à d’autres, on pourrait appliquer à ce cours l’idée chère à Gilles Deleuze, que l’on pense sous la contrainte de quelque chose qui nous force à penser. Suivant cette indication, il est possible de se demander : qu’est-ce qui, au moment où Foucault entame la série de cours qu’il résumera sous le titre : « Il faut défendre la société » [1], le contraint à penser ?
Il faudrait alors distinguer deux sortes de contraintes : les unes extérieures au champ d’élaboration de sa pensée ; les autres inhérentes à sa construction conceptuelle et se transformant avec elle. Au titre des contraintes extérieures qui, depuis le début des années 70, l’ont forcé à penser, il y aurait ce qu’il nomme lui-même des « offensives dispersées et discontinues » qui ont pris pour objectif, dès les années 50, « l’institution psychiatrique » , ou encore, plus tardivement, celles qui visaient « l’appareil judiciaire et pénal » , mais aussi celles qui attaquaient « la morale ou la hiérarchie sexuelle traditionnelle » . Au chapitre des contraintes internes, il faudrait inscrire, cette fois, les résultats de la série des analyses développées dans les cours de 1972 à 1975 [1972 : « Théories et institutions pénales » ; 1973 : « La société punitive » ; 1974 : « Le pouvoir psychiatrique » ; 1975 ; « Les anormaux » .], analyses dont Foucault propose une liste rétrospective page 5 (...).
Eu égard à cette double série de contraintes, le danger est chaque fois qu’elles n’opèrent plus, qu’elles n’obligent plus, c’est-à-dire qu’il n’y ait plus, de la pensée à elles, une relation d’écoute, que le lien se relâche, que la pensée n’ait plus à y répondre ni à en répondre. Le danger peut s’avérer en l’espèce d’une pensée qui coifferait par une théorie unitaire une série d’offensives, d’attaques, d’analyses critiques locales qui n’en pourraient mais. Mais aussi, à l’inverse, en l’espèce d’une dispersion analytique qui ne serait pas à la hauteur de l’adversaire que les analyses prétendraient pourtant affronter, et qui se dérobe au combat par indifférence ; le danger, c’est celui de l’effet nul, de l’absence de réel de pensée. De ce point de vue, réduire l’adversaire au silence - ce qui est la visée d’une certaine pratique belliciste de la science aussi bien que de la politique, visée selon laquelle le premier qui a gagné est le premier qui a fait taire l’autre - ne saurait être le but ; et Foucault explique qu’il faut au moins prêter l’oreille au genre de silence qui nous fait face : page 13, on lit : « il est sans doute trop optimiste, à partir du moment où il s’agit, après tout, d’une bataille - d’une bataille des savoirs contre les effets de pouvoir du discours scientifique - de prendre le silence de l’adversaire pour la preuve qu’on lui fait peur. Le silence de l’adversaire - [et] c’est un principe méthodologique ou un principe tactique qu’il faut toujours avoir à l’esprit - est peut-être, tout aussi bien, le signe qu’on ne lui fait pas peur du tout » . Mesurer si la pensée qui s’inscrit dans la perspective d’une « mise en insurrection des savoirs contre l’institution et les effets de savoir et de pouvoir du discours scientifique » (p. 13), est à la hauteur de l’adversaire qu’elle se donne, mesurer cela, c’est l’obligation à laquelle Foucault soumet sa propre pensée au début de ce cours de 1976.
J’aimerais questionner ici la manière dont la réponse qu’il a proposée dans ce cours à ses propres questions peut constituer pour nous aujourd’hui de nouvelles obligations, questionner, en d’autres termes, ce qui, dans les questions, les réponses et les déplacements qui s’amorcent dans le cours de 1976 nous oblige à penser. Pour cela, je vais passer par une série de questions emmêlées qui trouvent leur origine dans ce cours.
Il y a d’abord la question qui porte sur la nature du pouvoir en jeu dans les analyses généalogiques antérieures proposées par Foucault. Mais aussi celle de la spécificité de l’hypothèse du bio-pouvoir, de la façon, donc, dont cette hypothèse transforme le modèle selon lequel le pouvoir avait été jusque-là conçu. Il y aurait aussi une série de questions portant sur le statut du discours de Foucault en tant qu’analyse généalogique (généalogies qu’il nomme lui-même des « anti-sciences » ), mais aussi en tant que pensée de la singularité des situations historiques. Enfin, ajointée à ces questions, il y aurait celle de l’usage politique que l’on peut faire de sa pensée telle qu’elle se reconfigure dans ce cours de 1976.
Prenons d’emblée la première question : selon quel modèle penser le pouvoir ?
À la fin du résumé du cours de l’année 1975 pour l’Annuaire du Collège de France, la projection des grandes lignes du cours de l’année suivante donne à penser que la recherche de Foucault arrivait à ce moment-là à un tournant. Il écrit : « Depuis 1970, la série des cours a porté sur la lente formation d’un savoir et d’un pouvoir de normalisation à partir des procédures juridiques traditionnelles du châtiment. Le cours de l’année 1975-1976 terminera ce cycle par l’étude des mécanismes par lesquels, depuis la fin du xixe siècle, on prétend »défendre la société« » (RC, p. 80-81).
Le premier cours de 1976 confirme ce tournant de la pensée, en lui donnant l’allure d’une autocritique synthétique amusée : « Alors, qu’est-ce que je voulais vous dire cette année ? C’est que j’en ai un peu assez : c’est-à-dire que je voudrais essayer de clore, de mettre, jusqu’à un certain point, un terme à une série de recherches [...] qu’on a faites depuis quatre ou cinq ans, pratiquement depuis que je suis là, et dont je me rends bien compte qu’elles ont cumulé, aussi bien pour vous que pour moi, les inconvénients » (IFDS, p. 5).
Qu’est-ce que Foucault reproche à ses propres recherches ? Leur aspect fragmentaire, dispersé, à la fois répétitif et non lié. S’il explique qu’il y travaillait, loin de l’effet inhibiteur propre aux théories globalisantes, à désensabler les savoirs ensevelis de l’érudition de manière à les faire résonner avec des savoirs particuliers, disqualifiés comme non scientifiques (tel le savoir du délinquant, du psychiatrisé ou du malade, mais aussi le savoir pratique de l’infirmier ou du médecin), s’il explique qu’il travaillait en quelque sorte à rendre possible la rencontre entre deux types de « savoirs assujettis » , cette explication par « l’insurrection des savoirs assujettis » ne semble guère suffire. Elle ne suffit pas, en effet, à évacuer la question du lien interne entre les généalogies effectuées, c’est-à-dire finalement à faire apparaître leur enjeu commun. Foucault formule ainsi cette question : « qu’est-ce que ce pouvoir, dont l’irruption, la force, le tranchant, l’absurdité sont concrètement apparus au cours de ces quarante dernières années, à la fois sur la ligne d’effondrement du nazisme et sur la ligne de recul du stalinisme ? Qu’est-ce que le pouvoir ? Ou plutôt - parce que la question »Qu’est-ce que le pouvoir ?« serait justement une question théorique qui couronnerait l’ensemble, ce que je ne veux pas - l’enjeu est de déterminer quels sont, dans leurs mécanismes, dans leurs effets, dans leurs rapports, ces différents dispositifs de pouvoir qui s’exercent, à des niveaux différents de la société, dans des domaines et avec des extensions si variées. Grosso modo, je crois que l’enjeu de tout cela serait ceci : l’analyse du pouvoir ou l’analyse des pouvoirs peut-elle, d’une manière ou d’une autre, se déduire de l’économie ? » (IFDS, p. 13-14).
D’une manière générale, la théorie du pouvoir aurait selon Foucault toujours été élaborée sur fond d’un « économisme » qui revêt essentiellement deux formes : le postulat d’une isomorphie entre le pouvoir et la marchandise, qui fait concevoir le pouvoir comme une réalité qui circule, s’échange, et peut être cédée par contrat ; et le postulat d’une fonctionnalité économique du pouvoir, qui conduit à voir en lui une simple instance de reconduction des rapports de production. Au titre d’une conception économiste du pouvoir se trouvent donc accolées deux approches radicalement hétérogènes, dont l’une est juridique-souverainiste et l’autre d’inspiration marxiste [2].
La question qu’il pose en ce début de cours, cherchant à se démarquer de l’une aussi bien que de l’autre approche, est de savoir s’il n’est pas possible de proposer une analyse non économiste du pouvoir, telle que « l’indissociabilité de l’économie et du politique » , qu’il ne s’agit pas pour lui de remettre en question, « ne serait pas de l’ordre de la subordination fonctionnelle, ni non plus de l’ordre de l’isomorphie formelle, mais d’un autre ordre, qu’il s’agirait précisément de dégager » (IFDS, p. 15). Je laisse pour le moment de côté la question de savoir comment Foucault concevra cet autre mode d’indissociabilité entre économie et politique. Toujours est-il que l’identification de ce fond « économiste » des théories existantes du pouvoir permet l’identification corollaire des modèles qui se présentent pour penser le pouvoir dès lors que l’on se dégage des schémas identifiés comme économistes. Ces modèles se ramènent pour l’essentiel à la répression d’un côté et à la lutte ou au rapport de forces de l’autre. Et ils constituent en fin de compte comme un seul schéma « lutte-répression » , qui fait face au schéma « contrat- oppression » inspiré de la conception économiste-juridique du pouvoir comme réalité qui se détient et qui se cède. Foucault inscrit son propre travail tel qu’il l’a conduit jusque-là du côté de ce schéma lutte-répression, schéma qu’il a cependant été, dit-il, amené à reconsidérer, et cela pour deux raisons : « à la fois, bien sûr, parce que sur tout un tas de points il est encore insuffisamment élaboré - je dirais même qu’il est tout à fait inélaboré - et aussi parce que je crois que ces deux notions de »répression« et de »guerre« doivent être considérablement modifiées, sinon peut-être, à la limite, abandonnées. En tout cas, il faut regarder de près ces deux notions, »répression« et »guerre« , ou, si vous voulez, regarder d’un peu plus près l’hypothèse que les mécanismes de pouvoir seraient essentiellement des mécanismes de répression [hypothèse dont la mise à mal constitue le fond de la Volonté de savoir], et cette autre hypothèse que, sous le pouvoir politique, ce qui gronde et ce qui fonctionne, c’est essentiellement et avant tout un rapport belliqueux » (IFDS, p. 17-18). Cette dernière hypothèse, c’est celle à l’examen de laquelle est consacré l’essentiel du cours de 1976.
Si l’on trouve, autour de 1976 et des années suivantes, de nombreuses allusions de Foucault à l’insuffisance du modèle de la lutte pour penser le pouvoir (c’est-à-dire aussi, on y reviendra, l’invention politique), et d’aussi nombreuses critiques à l’encontre du concept de répression (en particulier dans la Volonté de savoir [3]), ces réserves n’aboutissent pas tout de suite à l’élaboration d’un nouveau modèle pour penser les rapports de pouvoir. Mais c’est dans le champ de cette question que se formule l’hypothèse du bio-pouvoir. Autrement dit, c’est dans le champ de cette question quant à l’éventuelle et double insuffisance du modèle de la guerre et de celui de la répression pour penser le mode d’exercice du pouvoir, que se formule, à la fin du cours de 1976 et à la fin de la Volonté de savoir, l’hypothèse du bio-pouvoir. Réciproquement, l’hypothèse du bio-pouvoir est le premier grand jalon à partir duquel Foucault peut opérer et opèrera l’élaboration d’un tel modèle.
L’apport décisif de l’hypothèse du bio-pouvoir est de mettre au jour, par rapport à la composante disciplinaire analysée jusque-là par Foucault comme caractéristique des sociétés modernes, une composante nouvelle. Dans la dernière séance du cours de 1976, il distingue deux familles de technologies de pouvoir [4] : l’une qu’il nomme anatomo-politique et l’autre bio-politique. Cette distinction redessine la perspective des recherches sur le pouvoir menées depuis le début des année 70. Ainsi, les mécanismes disciplinaires, mécanismes de dressage des corps individuels, sont présentés désormais comme une « première accomodation » pour rattraper le caractère inopérationnel sur beaucoup de points de « la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté » . Cette première accomodation, la plus facile, se serait réalisée la première, aux xviie et début du xviiie siècles, « à un niveau local, dans des formes intuitives, empiriques, fractionnées, et dans le cadre limité d’institutions comme l’école, l’hôpital, la caserne, l’atelier, etc. » . La bio-politique apparaît comme une « seconde accomodation, sur les phénomènes globaux, sur les phénomènes de population, avec les processus biologiques ou bio-sociologiques des masses humaines » , accomodation plus tardive (à la fin du xviiie siècle) parce que plus difficile, impliquant « des organes complexes de coordination et de centralisation » (IFDS, p. 222-223). C’est l’apparition de ces techniques biopolitiques qui singularise le bio-pouvoir. Il y a donc bien une singularité historique du bio-pouvoir, qui est identifiable.
Si cette distinction entre des mécanismes disciplinaires et des mécanismes régulateurs est si importante, c’est que leur articulation définit une modalité d’exercice du pouvoir qui n’est pas essentiellement répressif mais producteur. C’est ainsi dans le cadre du problème posé par l’articulation entre techniques disciplinaires et techniques de régulation que se comprend le rôle joué dans les sociétés occidentales modernes par la sexualité (ce sur quoi insistent les pages 191 à 195 de la Volonté de savoir), mais aussi l’essor de la médecine comme science et comme technique politique, comme « savoir-pouvoir qui porte à la fois sur le corps et sur la population » (IFDS, p. 224-225).
Or, cette fonction de jonction du disciplinaire et du régulateur, dans « Il faut défendre la société » , c’est précisément ce qu’assume la norme, c’est même, pourrait-on dire, ce qui la définit : « La norme, c’est ce qui peut aussi bien s’appliquer à un corps que l’on veut discipliner, qu’à une population que l’on veut régulariser. [...] Dire que le pouvoir, au xixe siècle, a pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au xixe siècle, a pris la vie en charge, c’est dire qu’il est arrivé à couvrir toute la surface qui s’étend de l’organique au biologique, du corps à la population par le double jeu des technologies de discipline d’une part, et des technologies de régulation de l’autre » (IFDS, p. 225).
Le bio-pouvoir a un rapport constitutif à la norme, au-delà des critiques faciles de nos « sociétés normalisées » ; et peut-être, notamment, en cela que les opérations de pouvoir prennent appui sur la capacité inhérente aux vivants à instituer des normes, à être eux- mêmes normatifs. D’où l’indissociabilité entre la biopolitique et la population comprise comme ensemble « d’êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois biologiques » : ensemble de vivants dotés de conduites que l’on peut influencer, sur lesquelles on peut agir. Dans le cours de 1975, la normalisation nommait les effets, la finalité, des mécanismes de pouvoir disciplinaires. C’est à elle qu’il revenait de désigner, de nommer le caractère positif, producteur, du pouvoir, et de s’opposer à l’idée de répression. De sorte que, lorsque Foucault, dans « Il faut défendre la société » , précise que la société de normalisation n’est pas « une sorte de société disciplinaire généralisée dont les institutions disciplinaires auraient essaimé et finalement recouvert tout l’espace » (p. 225), c’est en correction du point de vue qui était le sien l’année précédente encore. Dans le cours de 1975, « société de normalisation » était en quelque sorte un équivalent de « société disciplinaire généralisée » ; à la fin du cours de 1976, l’accent est placé sur le rôle de jonction que joue la norme entre deux types de technologies de pouvoir hétérogènes désormais distinguées, dont l’articulation dessine une figure complexe de pouvoir que Foucault donne à penser sous le nom de bio-pouvoir.
Il apparaît très nettement que la spécificité du pouvoir sur la vie réside dans sa composante bio-politique, c’est-à-dire réside du côté des processus de régulation et de contrôle que, p. 222, Foucault désigne par le terme d’homéostasie (notion forgée en physiologie pour désigner le type d’équilibre qui règne, dans un organisme vivant, entre ses diverses variables physiologiques, équilibre qui est en
fait un rééquilibrage permanent selon des causalités en boucle), notion généralisée dans les années 50 par la cybernétique à des phénomènes autres que physiologiques ; cette notion, Foucault la choisit donc pour caractériser la famille des technologies biopolitiques, la composante régulatrice du bio-pouvoir : « C’est une technologie qui vise donc, non pas par le dressage individuel, mais par l’équilibre global, à quelque chose comme une homéostasie : la sécurité de l’ensemble par rapport à ses dangers internes » .
Le nom que Foucault proposera finalement, dans le cours de 1978, pour désigner le modèle selon lequel penser le pouvoir, modèle qu’il substituera au schéma lutte-répression, c’est celui de gouvernement ; l’exercice biopolitique du pouvoir sera alors caractérisé comme gouvernementalité.
Rappelons que le mot « gouverner » vient du latin gubernare, directement emprunté au grec kubernan, terme technique du lexique nautique, qui signifie « diriger un navire » , « piloter » ; c’est sur ce mot bien sûr que l’on a formé également celui de cybernétique. On comprend à présent ce qu’indiquait le titre, et qui pourrait s’expliquer de la manière suivante : s’agit-il de passer d’un modèle polémique-binaire à un modèle que l’on pourrait dire cybernétique-multipolaire ? Y a-t-il chez Foucault un déplacement tel que, alors qu’il assume - autour de 1976 - l’appartenance de son propre discours au régime d’un discours en guerre (les généalogies sont placées du côté des savoirs assujettis et de leur insurrection et nommées des « anti-sciences » , signifiant qui assume fortement la dimension polémique), il s’éloignerait ensuite de ce modèle ? N’y a-t-il pas substitution, à un modèle polémique de pensée, d’un modèle plural, multipolaire, attentif aux singularités, que l’on pourrait qualifier de monadologique ? S’il y avait passage à un régime cybernétique de discours, celui-ci y aurait le même statut que dans le régime polémique, c’est-à-dire qu’il serait en tant que tel un élément de la réalité dont il rend compte. Foucault penseur de la gouvernementalité serait-il devenu un cybernéticien malgré lui ? C’est en tout cas ce que certaines lectures actuelles de sa pensée voudraient bien donner à penser en embrigadant les derniers développements de celle-ci au service d’une amélioration des dispositifs de régulation dans les entreprises et les institutions.
J’en reviens au modèle de la gouvernementalité tel que Foucault l’a conçu. Ce modèle, il l’élabore au cours de la période 1978-1982 ; et c’est seulement dans « Le sujet et le pouvoir » , un texte de 1982 qui synthétise les déplacements opérés pendant cette période qui succède immédiatement à IFDS, qu’il substitue explicitement le modèle du gouvernement aux modèles de la lutte et du contrat. « Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de la violence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent en être tout au plus que des instruments) : mais du côté de ce mode d’action singulier - ni guerrier ni juridique - qui est le gouvernement » (DE, IV, p. 237).
Il devient alors explicite que la lutte ne constitue pas le schème à partir duquel définir les relations de pouvoir, ne permet pas d’en concevoir la spécificité. Il faut alors se demander : que devient la guerre ? ou plutôt : qu’est-elle en train de devenir dans l’économie de la pensée de Foucault ? Dès lors qu’est mis au jour un bio-pouvoir, dont une part essentielle consiste en des mécanismes de régulation, la guerre devient indisponible pour fournir le modèle selon lequel penser le mode d’exercice des relations de pouvoir. Cela signifie-t-il qu’elle s’absente ?
On peut avoir l’impression que, dans le passage qu’opère la dernière séance, le geste est celui d’un renversement : d’un pouvoir souverain défini comme pouvoir de faire mourir et de laisser vivre, qui se comprend par sa relation à la guerre, et son geste de définition par la capture du monopole de la violence légitime, captation, neutralisation, capture d’une guerre de classes, on passe à un bio- pouvoir que Foucault, ici comme dans la Volonté de savoir, définit comme pouvoir de faire vivre et de laisser mourir. De l’un à l’autre, la guerre semble avoir disparu de l’horizon. Cependant, les choses ne sont pas si simples. La guerre cesse de constituer le modèle selon lequel penser le pouvoir ; mais elle est désormais au cœur d’une question nouvelle.
Il s’agit de rendre pensable les guerres modernes (des guerres napoléoniennes à la seconde guerre mondiale), dont la spécificité est d’avoir été définies par des massacres de masse ; et il s’agit de rendre pensables ces guerres plus meurtrières que jamais auparavant, du point de vue de ce pouvoir sur la vie défini par sa composante régulatrice et le soin pris à la croissance des forces des populations. Un tel pouvoir, en tant que souverain, va avoir à rendre possible la mise à mort (fut-ce sous la forme de laisser mourir ou de rejeter dans la mort). Or, pour Foucault, cette fonction, c’est celle que rend possible le racisme. « La race, le racisme, c’est la condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation » (p. 228) ; et le cours s’achève sur l’hypothèse suivante : « Comment peut-on faire fonctionner un bio-pouvoir et en même temps exercer les droits de la guerre, les droits du meurtre, et de la fonction de la mort, sinon en passant par le racisme ? » (IFDS, p. 234). La fonction du racisme est donc en quelque sorte de rendre compatibles un pouvoir qui se pense dans la forme de la (capture de la) guerre et un pouvoir régulateur.
Foucault entend par « racisme » l’introduction, dans le continuum biologique de l’espèce humaine, d’une coupure : « la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » (IFDS, p. 227). À partir d’une telle coupure, le dégénéré, l’anormal, le délinquant ou l’adversaire politique seront susceptibles de tomber dans une zone définie comme celle de la race à éliminer. Un tel « racisme » , Foucault y insiste, ne se définit pas par l’identification biologique des races mais procède plutôt en biologisant toute différence susceptible d’apparaître comme un danger. C’est ainsi que toute population va devenir, à l’intérieur d’elle-même, toute ou en partie, susceptible d’être exposée à la mort par son propre État : c’est seulement ainsi que l’on peut comprendre la possibilité pour les États de décider de guerres plus meurtrières qu’il n’y en eut jamais. De ce point de vue, l’État nazi apparaît comme ayant poussé à son paroxysme un jeu « inscrit effectivement dans le fonctionnement de tous les États » : « l’État nazi a rendu absolument coextensifs le champ d’une vie qu’il aménage, protège, garantit, cultive biologiquement, et, en même temps, le droit souverain de tuer quiconque - non seulement les autres, mais les siens propres » (IFDS, p. 232). Le bio-pouvoir, donc, ne se caractérise pas par la subversion pure et simple du modèle de la guerre, par la suppression de la guerre au profit de la régulation ; s’y opère plutôt une subordination de mécanismes guerriers à des mécanismes de type régulateur.
Si le rôle que joue le racisme au sein du bio-pouvoir est un rôle médiateur, c’est qu’il rend compatibles deux réalités qui en elles- mêmes ne le sont pas, relèvent de deux logiques différentes. Il faut distinguer entre les mécanismes et les logiques selon lesquelles ils sont activés. Si des mécanismes guerriers et des mécanismes régulateurs peuvent devenir compatibles, la logique de la guerre et la logique de la régulation ne le sont pas. L’importance de cette analyse du racisme d’État dans IFDS, est de mettre au jour la manière dont, à l’intérieur d’un pouvoir qui ne s’exerce plus dans la forme du pouvoir souverain et selon un modèle belliqueux, insistent et opèrent des mécanismes guerriers. Et l’analyse de ce que devient la guerre dans des situations à l’intérieur desquelles opère un bio- pouvoir est une question centrale pour l’intelligibilité même de ceque Foucault nomme ainsi. Une question qu’il a laissée de côté après IFDS, et que, en 1981, à l’occasion de conférences données à Louvain sur la figure de l’aveu dans les modes de véridiction juridiques, il disait vouloir reprendre après le cycle d’études sur la sexualité. On comprend que Foucault n’est pas devenu cybernéticien et que s’il a pu récemment donner lieu à des lectures qui peuvent aller dans ce sens, c’est l’effet d’un opportunisme malhonnête. Jamais la question politique, qui insistait chez lui jusqu’à la fin à travers notamment le concept de lutte, n’a été abandonnée ; et jamais il n’a cessé d’avoir des adversaires.
On peut comprendre à partir de là comment est repensée l’articulation entre économie et politique. Repartons de l’opposition entre bio- pouvoir et pouvoir souverain ; quel est le sens de cette opposition ? En quel sens faut-il comprendre que le bio-pouvoir ne relève pas de la souveraineté ? En ce qu’il a en son cœur des technologies de pouvoir qui ne sont pas réglementaires ou codificatrices, « normatrices » (au sens où les techniques disciplinaires le sont, qui cherchent à soumettre des comportements à des normes définies en dehors d’eux), mais des technologies qui visent à majorer les effets de certains processus appartenant aux réalités sur lesquelles elles s’appliquent.C’estlàunpointquiva être central pour la définition de la gouvernementalité comme modèle selon lequel penser le pouvoir tel qu’il s’exerce dans les États modernes, ainsi que le lien étroit qui unit pour Foucault la notion de « gouvernement » et celle d’« économie » .
Le gouvernement, le résumé du cours de 1978 le définit comme une activité qui entreprend de conduire les individus tout au long de leur vie en les plaçant sous l’autorité d’un guide responsable de ce qu’ils font et de ce qui leur arrive « ( » Sécurité, territoire et population " , DE, III, p. 719). Ainsi entendu, le gouvernement est synonyme de pastorat. Or, ce qui intéresse Foucault, c’est que peu à peu, à partir du xviie siècle, cette pratique de conduite d’un ensemble d’individus a été impliquée de plus en plus étroitement dans l’exercice du pouvoir souverain.
C’est à travers cette notion de gouvernement que Foucault va enfin proposer une réponse à la question, soulevée par le cours de 1976 mais que IFDS laisse suspendue, d’un mode d’indissociabilité entre politique et économie qui ne soit ni de subordination fonctionnelle ni d’isomorphie formelle. Dans le cours de 1978 sur « Sécurité, territoire et population » , Foucault appréhende le problème de l’économie du point de vue de la reproblématisation du pouvoir en termes de gouvernement. La leçon du 1er février 1978 avance que l’art de gouverner indissociable de l’État moderne est un pouvoir qui s’exerce « dans la forme et selon le modèle de l’économie » (« La gouvernementalité » , DE, III, p. 642), en tant que gouvernement des hommes. C’est en ce sens que les Pères grecs de l’Église ont pu nommer le pastorat « oikonomia psykhôn » , « économie des âmes » .
Foucault met au jour une zone d’indistinction entre économie et gouvernement, antérieure à la notion moderne d’économie. Dans sa tentative de demêler le jeu entre les notions d’économie et de gouvernement, il repère, au xviie siècle, trois usages et trois significations de la notion de « gouvernement » : le gouvernement de soi (qui relève de la morale), le gouvernement de la famille (qui relève de l’économie), le gouvernement de l’État (qui relève de la politique). Dans toute la littérature sur l’art de gouverner qui se développe alors, le problème serait : comment introduire l’économie dans la politique ? Citant l’article « Économie politique » de Jean- Jacques Rousseau dans l’Encyclopédie, qui signale que l’économie désigne au départ « le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille » , Foucault rappelle que le problème de Rousseau est : « comment ce sage gouvernement de la famille pourra-t- il, mutatis mutandis [...] être introduit à l’intérieur de la gestion générale de l’État ? » . Et, au sujet de l’expression « gouvernement économique » , que l’on trouve chez Quesnay, il note que le mot « économie » est en train d’y prendre son sens moderne : « Le terme »économie« désignait au xvie siècle une forme de gouvernement ; au xviiie siècle, il désignera un niveau de réalité, un champ d’intervention » (DE, III, p. 642).
C’est dans le cours de l’année suivante (« Naissance de la biopolitique » ) que Foucault propose une généalogie de la constitution de l’économie comme champ d’intervention, en étudiant la différence entre le mercantilisme, associé à l’état de police, et le libéralisme, associé à l’économie politique. Entre les deux, la différence concerne notamment le statut de la vérité, dans la mesure où l’économie politique et la gestion biopolitique chercheront à appréhender et à réguler un certain nombre de processus naturels propres à des types d’objets nouveaux qui apparaissent alors, tels que la population. L’apport majeur de ce cours est de mettre au jour comment les mécanismes de gouvernementalité mobilisent davantage des formes de véridiction que des formes de juridiction, opèrent non sur le mode de la loi et de la réglementation extérieure, de l’application de normes extérieures, mais en faisant jouer des variables appartenant à des réalités conçues comme ayant leurs lois propres qui se donnent à connaître. Au cœur des mécanismes d’un bio-pouvoir qui s’exerce comme gouvernement, il n’y a pas la décision juridique, mais la vérité, et plus précisément, le mode de véridiction scientifique, qui saisit des processus de façon à rendre possible une action sur eux. Le gouvernement par l’économie est un gouvernement par la vérité. S’il y a bien indissociabilité entre économie et politique, ce n’est donc ni comme isomorphie ni comme fonctionnalité de l’une à l’autre, mais au sens où « économie » nomme une pièce essentielle d’un dispositif de gouvernement politique.
J’en arrive ainsi à la question concernant le statut du discours de Foucault, que je déplierai en deux moments :
A) quel est le statut d’une pensée généalogique comme pensée des singularités ; en d’autres termes : une pensée des singularités peut- elle rendre compte de sa propre singularité ?
B) Y a-t-il un usage politique possible de la pensée de Foucault telle qu’elle se réorganise dans et après IFDS ?
A) Dans les cours de la fin des années 70, Foucault fait la généalogie des concepts de « société » ou d’« économie » , de même qu’il avait pu faire auparavant la généalogie de la « sexualité » . La méthode est celle qui sera rétrospectivement caractérisée, dans l’Usage des plaisirs (p. 17-18), comme l’analyse des pratiques par lesquelles s’élaborent et se modifient les formes de problématisation qui construisent indémêlablement un rapport à soi, à la vérité et au pouvoir. Rendre compte de la genèse de tels concepts ne revient donc pas simplement à faire l’histoire des mots, pas davantage celle des représentations et des mentalités. C’est faire l’histoire du réel, en tant que celui-ci n’est pas un ordre extérieur aux opérations qu’effectuent les concepts lorsque ceux-ci sont dotés d’une consistance suffisante pour le reconfigurer. C’est aussi bien faire « l’histoire de la vérité » (DE III, 54), en tant que celle-ci n’est pas l’histoire du cheminement vers un noyau de rationalité dégagé de la gangue des illusions et des erreurs, ne se confond pas, en particulier, avec une « histoire de la rationalité » telle que la pratique l’histoire épistémologique des sciences développée par Bachelard puis Canguilhem.
Dans cette perspective, à une question comme « qu’appelle-t-on »société« ? » , on répondra qu’il s’agit du champ aménagé par la technique de gouvernement libérale ; le champ dans lequel peut s’exercer la rationalité gouvernementale, pour autant que celle-ci n’est plus contenue dans les limites du juridique, et que « le marché » , récemment apparu lui aussi, n’est pourtant pas, par définition, le lieu où peut s’exercer pour elle-même la gouvernementalité libérale.
De manière similaire, à une question telle que : « qu’est-ce que »l’économie« ? » , on répondra qu’il ne suffit pas de dire qu’elle est l’invention d’une idéologie, laquelle a besoin de séparer des aspects qu’il faut nécessairement relier (« économie » et « politique » ). Il ne suffit pas non plus de dire que, de « l’économie » , il n’en existe qu’en régime libéral, ou dans le monde capitaliste, et qu’ainsi elle ne constitue en aucun cas un « invariant » . C’est vrai, mais cela ne suffit pas : il faut en faire la généalogie, c’est-à-dire voir à quelle(s) technique(s) de gouvernement la nécessité de discerner une « sphère » économique a pu correspondre. Ce n’est, selon Foucault, qu’à partir du xviiie siècle que l’économie désigne un « niveau de réalité » c’est-à-dire en l’occurrence le corrélat d’une science, laquelle permet d’inscrire la « vérité économique » au cœur de la
rationalité gouvernementale libérale. Mais qu’est-ce alors que « le gouvernement » ? Ou plus exactement, quel est le statut du concept de gouvernement, qui permet de rendre
compte et de « l’économie » et de la « société » comme des opérations sur le réel ou plutôt comme des opérations réelles ? Que Foucault puisse en proposer une généalogie n’enlève rien à ceci qu’il l’élève simultanément au statut de paradigme, capable, on l’a vu, de se substituer au modèle de la guerre pour rendre compte des relations de pouvoir.
Il serait aisé de voir dans l’usage que Foucault fait du paradigme du gouvernement une contradiction avec son propre projet. Foucault refuse le couple science/idéologie, encore en vogue à l’époque, et par conséquent ne peut faire du gouvernement la réalité que « l’économie » ou la « société » auraient en charge de voiler. Le rapport entre les concepts de gouvernement et de société ne peut impliquer une rupture ontologique. Autrement dit, le gouvernement ne peut être ici en position de signifié ultime, par rapport auquel " la
société « et » l’économie « seraient dénoncées comme des illusions ; c’est la méthode même inventée par Foucault qui lui interdit de mobiliser un tel jeu d’oppositions. Comment, dès lors, la singularité des situations historiques - que Foucault a, un temps, pensée à travers la notion d’épistémè, avant de délaisser ce concept trop formel - peut-elle être pensée sans être réduite ? Comment peut-elles être pensée par une pensée qui refuse de la réinscrire dans une théorie générale ? Questions à la fois décisives - du point de vue de la consistance de la méthode - et un peu formelles, dans la mesure où elles n’ont de sens que si l’on admet que la distinction entre singularité et généralité, et les jeux d’opposition qui y sont attachés (idéologie/ science ; » vécu " /raison, etc.) est incontournable. Ce sont en tout cas ces questions qui ont été sans cesse renvoyées à Foucault dès les Mots et les choses.
Les configurations historiques décrites par Foucault sont des individualités, ou plus exactement, l’analogue des individualités telles que les décrit Simondon. Par « individualité » , on entendra alors une zone d’indiscernabilité entre des éléments singuliers et des éléments généraux ou typologiques. Pour Simondon, en effet : « l’individualité d’un être particulier renferme aussi rigoureusement le type que les caractères susceptibles de varier à l’intérieur d’un type. [...] La particularité originale d’un être n’est pas différente en nature de sa réalité typologique. L’être particulier ne possède pas plus ses caractères les plus singuliers que ses caractères typologiques. Les uns comme les autres sont individuels » (l’Individu et sa genèse physico-biologique, p. 79). Penser les singularités, c’est penser de telles « individualités » . La méthode fixée par Foucault, qui s’éclaire peut-être par l’analogie avec la conception simondonienne de l’individualité, ne permet pas de détacher modes de véridiction, relations de pouvoir et formes de subjectivation, des modalités chaque fois « particulières » par lesquelles elles sont mises en œuvre. Ces éléments ne peuvent être isolés de telle sorte que cet isolement les rendrait applicables à ce qui constituerait alors autant d’exemples.
Reste une question : comment une pensée qui entend saisir la singularité des situations historiques sans les dénier comme telles, sans les enclore dans une théorie générale, peut-elle rendre compte de sa propre énonciation ? Autrement dit, comment une pensée des singularités peut-elle rendre compte de sa propre singularité ? Ce n’est en fin de compte que lorsqu’il développera une réflexion sur les « régimes de vérité » (c’est-à-dire à partir du cours de 198O intitulé « Du gouvernement des vivants » ) et sur les modes de
subjectivation que Foucault sera pleinement en mesure de répondre à cette question. Mais peut-être que jusqu’au bout de son travail se sera conservée aussi l’idée d’une dimension stratégique de la pensée, telle que l’exprime la revendication d’un savoir en lutte. Les généalogies conservent jusqu’au bout la caractéristique qui les
définit dans IFDS, où Foucault les nomme des « anti-sciences » : l’inscription de ce qu’elles font à l’intérieur de ce dont elles parlent ou de ce dont elles témoignent.
Pour aborder la question de l’usage politique de l’hypothèse du bio- pouvoir, il faut insister sur cette dimension agonisitique de la pensée de Foucault, qui perdure jusqu’après l’abandon du « modèle de la guerre » . Je voudrais donc revenir un peu sur la guerre comme principe d’intelligibilité.
B) Le modèle de la guerre déborde la question de l’intelligibilité du pouvoir, puisqu’il est en question dans l’intelligibilité de ce qui lui fait face : ce qui est ici en jeu est la façon dont la question de la politique se pose alors pour Foucault ; question qui se pose aussi comme question de la guerre - de la lutte de classes ou des nouvelles formes de luttes (cf. entretien avec Bernard-Henri Lévy, DE, III, p. 266-267, sur la désirabilité de la révolution) - et qui est en excès sur le problème de la nature des relations de pouvoir.
Autour de 1976-1977, Foucault développe une série de réflexions autour du schéma de la lutte, en dialogue souvent avec le marxisme et le concept de lutte des classes ; il souligne - surtout dans les entretiens autour de 1977 - que, là où les marxistes insistent sur les classes, dont ils se font même souvent une représentation sociologique, il faudrait plutôt insister sur la lutte, en cherchant à déterminer ce que l’on doit entendre par là : à la dialectique et son opposition, substituer la stratégie et ses directions [5]. Avec l’analyse du gouvernement, la lutte ne constitue plus le schème à partir duquel penser la politique qui affronte les pouvoirs. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il faille l’évacuer purement et simplement.
Qu’est-ce qui, entre IFDS ou La Volonté de savoir et « Le sujet et le pouvoir » se déplace ? À quelle condition, et de quelle manière, Foucault garde-t-il quelque chose du concept de lutte ? On peut lire, dans la Volonté de savoir, que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » (p. 125). Faut-il entendre par là que la résistance est une réaction nécessaire mais seconde, un simple « contrecoup » du pouvoir ? Ou un principe extérieur au pouvoir et source de toute insurrection ? Ni l’un ni l’autre à vrai dire. Dans la conception relationnelle des rapports de pouvoir que développe Foucault, ceux-ci « ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance » (p. 126) qui se développent partout en lui. Ce qui se trouve résumé dans un entretien de 1977 à travers l’idée que la résistance « n’est pas une substance. Elle n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine » (« Non au sexe roi » , DE, III, p. 267). La visée de cette conceptualisation biface du pouvoir et de la résistance est donc la désubstantialisation de l’une aussi bien que de l’autre. Il n’y a pas de résistance hors d’un réseau de relations de pouvoir ; il n’y a pas de relations de pouvoir sans résistances. Cela signifie-t-il que le pouvoir est la condition de la résistance, ou la résistance la condition du pouvoir ?
Si l’on s’en tient aux éléments relatifs à ce questionnement avancés entre 1976 et 1978, on dira aussi bien l’un que l’autre. Les relations de pouvoir peuvent être considérées comme la condition des résistances au sens où celles-ci ne naissent pas d’ailleurs : « les rapports de pouvoir ouvrent un espace au sein duquel les luttes se développent » (« Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines critiques » , DE, III, p. 632). Mais aussi bien, puisqu’il n’existe rien de tel que " le Pouvoir avec un P majuscule, sorte d’instance
lunaire, supraterrestre « , puisque » le pouvoir naît d’une pluralité de rapports qui se greffent sur autre chose, naissent d’autre chose et rendent possible autre chose « , et que ces rapports de pouvoir » s’inscrivent à l’intérieur de luttes qui sont par exemple des luttes économiques ou religieuses « (ibid., p. 631), le pouvoir n’est pas d’une autre nature que les résistances qu’il suscite. À la limite, on peut même dire que » le pouvoir n’est rien d’autre qu’une certaine modification, la forme souvent différente d’une série de conflits qui constituent le corps social " (ibid., p. 632).
À l’intérieur d’un champ social pensé sur le modèle d’un champ de forces, pouvoir et résistance ne peuvent se concevoir qu’ensemble. Pourtant, ils sont d’emblée posés comme irréductibles l’un à l’autre. Et la résistance doit être appréhendée comme " quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais
qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée [des relations de pouvoir] « ( » Pouvoirs et stratégies « , DE, III, p. 421). Cette résistance, nommée » part de plèbe « dans cet entretien de 1977, » c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de
pouvoir, que leur limite « (ibid.). Pour revenir sur le postulat méthodologique déjà signalé, on dira donc qu’adopter le point de vue des luttes, ce sera » prendre ce point de vue de la plèbe " (ibid., p. 421-422) en tant que point de vue non pas des opprimés ou des vaincus éternels, mais de la limite que rencontre le pouvoir lorsque ce sur quoi il s’exerce, et qui n’est pas une matière passive, se retourne contre lui.
Mais comment mettre en œuvre un tel postulat méthodologique, c’est-à-dire comment penser autrement que comme une matière passive ce sur quoi s’exerce le pouvoir, sans affirmer une primauté de la résistance ? C’est sans doute confronté à ce problème que Foucault, qui disait en 1977 de la résistance qu’elle « n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre » , est conduit à affirmer en 1982 : « La résistance vient donc en premier » (« Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » , DE, IV, p. 741). Que se passe-t-il entre ces deux énoncés apparemment contradictoires ? Comment Foucault passe-t-il de l’un à l’autre ? Et y a-t-il purement et simplement contradiction entre les deux ?
L’idée selon laquelle la résistance n’est pas antérieure au pouvoir et celle selon laquelle elle vient en premier, sont reliées chacune à deux thèses en apparence très proches mais en réalité différentes. La première, énoncée dans la Volonté de savoir, est, on l’a vu, que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » ; la seconde, trois ans plus tard, pose qu’« il n’est pas de pouvoir sans refus ou révolte en puissance » (« Omnes et singulatim » , DE, IV, p. 160). Alors que la première insiste sur le fait que les relations de pouvoir ouvrent toujours des possibilités de résistance, et met en avant leur coexistence à un même niveau (« là où il y a... il y a... » ), la seconde insiste sur la manière dont la révolte, comme limite potentielle du pouvoir, est aussi sa condition d’existence (« il n’y a pas de pouvoir sans... » ).
Ce qui, dans l’entretien de 1982 cité un peu plus haut, est avancé en guise d’explication de la thèse selon laquelle la résistance vient en premier : « s’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait pas de rapports de pouvoir » (« Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » , DE, IV, p. 740). Tout se passe comme si, entre la Volonté de savoir et " Omnes et singulatim " , émettre l’hypothèse de la primauté de la résistance eût été contradictoire avec le postulat de la réalité relationnelle du pouvoir, postulat impliquant une mise au même niveau des résistances et des relations de pouvoir comme termes conditionnés par une relation unique. Entre 1976 et 1978, en effet, Foucault ne cesse d’insister sur la non-extériorité de la résistance au réseau des relations de pouvoir, et sa non-extériorité (qui n’est pas synonyme d’intériorité) est indissociable de sa non-primauté (qui n’est pas synonyme de secondarité). Dès lors, qu’est-ce qui, à partir de 1979, motive l’adoption d’une hypothèse auparavant interdite ?
Si Foucault insistait, depuis quelques années déjà, sur la réalité relationnelle du pouvoir et sur la coextensivité entre pouvoir et résistance, c’est seulement en 1979, avec la notion de gouvernement, que se clarifie la nature de cette relation qui définit à ses yeux le pouvoir. Et c’est cette hypothèse selon laquelle le mode de relation propre au pouvoir serait à chercher du côté de ce mode d’action qu’est le gouvernement, qui détermine l’adoption du postulat d’une primauté de la résistance. Ainsi, la conférence consacrée aux formes de gouvernement que sont le pastorat et la police, juste avant de poser qu’il n’est pas de pouvoir sans refus ou révolte en puissance, énonce : « Si un individu peut rester libre, si limitée que puisse être sa liberté, le pouvoir peut l’assujettir au gouvernement » (« Omnes et singulatim » , DE, IV, p. 160). Ce qui revient à dire que la relation de pouvoir, dès lors qu’on la conçoit comme gouvernement, relation qui consiste à conduire des conduites, à agir sur des actions possibles, requiert l’existence d’une liberté en celui-même sur lequel on agit : « Le pouvoir ne s’exerce que sur des »sujets libres« , et en tant qu’ils sont »libres« - entendons par là des sujets individuels ou collectifs qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites, plusieurs réactions et divers modes de comportement peuvent prendre place » (« Le sujet et le pouvoir » , DE, IV, p. 237).
Dans le jeu complexe qu’elle entretient avec le pouvoir, la liberté apparaît ainsi comme la condition pour que du pouvoir existe. Ce qui, précise Foucault, signifie deux choses : d’abord, qu’elle est le « préalable » du pouvoir, au sens où « il faut qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce » ; ensuite, qu’elle en est le « support permanent » , dans la mesure où, « si elle se dérobait entièrement au pouvoir qui s’exerce sur elle, celui-ci disparaîtrait du fait même et devrait se trouver un substitut dans la coercition pure et simple de la violence » (« Le sujet et le pouvoir » , DE, IV, p. 238). On dira alors qu’un esclave est soumis à un rapport de pouvoir lorsqu’il a la possibilité physique de s’échapper ou de se révolter, mais non lorsqu’il est aux fers, sa situation relevant alors de la contrainte [6].
Cependant, que la liberté soit la condition d’existence du pouvoir n’empêche nullement qu’elle entre en lutte avec ce qu’elle conditionne ; au contraire, elle « ne pourra que s’opposer à un exercice du pouvoir qui tend en fin de compte à la déterminer entièrement » (ibid.). Dès lors que l’exercice du pouvoir est pensé sur le modèle du gouvernement (c’est-à-dire dans les recherches postérieures à 1979), il n’est pas contradictoire de montrer que la liberté est une condition du pouvoir et de remarquer en même temps qu’elle a nécessairement avec lui un rapport de lutte. Cela signifie seulement que, étant donnés l’existence de la liberté et ce mode d’exercice du pouvoir (qui la suppose), il ne pourra en découler qu’une opposition de celle-là à celui-ci. Une telle relation d’opposition ne définit ni la liberté ni l’exercice du pouvoir, mais elle est de l’ordre d’un effet nécessaire de leur rencontre. Ainsi, pour que l’énoncé de 1977 selon lequel l’exercice du pouvoir ouvre un espace de luttes à l’intérieur duquel la liberté s’oppose à lui reste tenable après 1979, il faut ajouter que cela ne se peut que parce que cette liberté est la condition d’existence du pouvoir. Dès lors, dire que la liberté est coextensive à l’exercice du pouvoir ne signifie pas qu’elle lui soit contemporaine : qu’elle l’accompagne, qu’elle soit toujours présente avec lui n’empêche pas qu’elle soit là avant lui. Si cet avant n’est pas chronologique (la liberté n’existant jamais sans relations de pouvoir), indiquant plutôt une primauté qu’une antériorité, seule cette primauté de la liberté permet de sortir du schéma d’un conditionnement réciproque - schéma qui semble sous-jacent à la conception foucaldienne des relations entre rapports de pouvoir et résistance entre 1976 et 1979 - pour lui substituer celui d’une relation « d’incitation réciproque et de lutte » , « agonisme » plutôt qu’« antagonisme » (ibid.). Si l’antagonisme est la rencontre de deux opposés, l’affrontement d’un adversaire qui nous définit dans le moment ou du moins le mouvement de la confrontation, sans doute faut-il entendre par agonisme une capacité subversive portée par une singularité, et qui ne se définit pas par opposition à l’adversaire affronté.
Deux remarques pour conclure, qui déplacent peut-être certains éléments de la méthode et certains éléments liés à la situation. Une liberté telle que Foucault l’entend n’existe peut-être finalement dans sa consistance réelle que si elle se soutient d’une politique construite. C’est une telle politique qui est en relation agonistique avec le pouvoir, c’est-à-dire qui est en capacité d’affirmation à partir d’elle-même et qui, précisément pour cette raison, inscrit une pratique d’irréconciliation avec les mécanismes de pouvoir et en particulier aujourd’hui avec les mécanismes régulateurs et intégrateurs de bio-pouvoir. De ce point de vue, il s’agit d’ouvrir une conception positive de la politique qui ne renonce pas à une part de guerre.
D’autre part, Foucault insiste, pour définir les mécanismes de bio- pouvoir, sur le déplacement des formes de juridiction vers les formes de véridiction. On assiste peut-être aujourd’hui à la mise en place de mécanismes de rejuridicisation ; ce qui ne remet pas en cause cette thèse dans la mesure où ils sont en connexion étroite avec les biotechnologies, à l’intérieur desquelles les opérations du droit jouent un rôle important. En particulier, les modifications en cours du droit de la propriété intellectuelle, qui visent à ouvrir et à réguler un marché des matières vivantes et conjointement des savoirs sur les vivants, c’est-à-dire concourent à organiser la capture conjointe des vivants et des savoirs sur les vivants dans le champ de l’accumulation, témoignent de ce que le droit est peut-être en train de redevenir un terrain de lutte.