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Pour éviter de se tromper d’enjeux dans les négociations actuelles

Publié, le mardi 25 octobre 2005 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : dimanche 28 mai 2006


Un texte de Philippe Henry - Maître de conférences en Etudes théâtrales,
Université Paris 8, Saint-Denis - sur l’expertise d’iniative ciyoyenne de la cip-idf.

Ce texte d’octobre 2005, à paraître fin décembre dans Théâtre / Public n° 179 - 2005-4, est un Post-scriptum à une étude complète d’avril 2005 :
Des malentendus productifs. Spectacle vivant et contexte socio-économique .
Pré-édition sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France,
avec l’aimable autorisation de Alain Girault.

A l’automne et pour une finalisation d’ici à fin 2005, va s’ouvrir une nouvelle négociation concernant la convention générale du régime d’assurance-chômage, dont ses annexes 8 et 10 consacrées aux intermittents du spectacle. Avec la date butoir de fin 2006, une autre négociation s’ouvrira, portant sur la redéfinition des rapports entre salariés et employeurs du champ du spectacle, l’objectif étant la couverture de l’ensemble du secteur par un nombre restreint de conventions collectives. Dans les deux cas, les rapports de force en présence laissent présager des ajustements allant vers un durcissement des règles d’accès et de fonctionnement de ce milieu professionnel, et plus particulièrement de son régime d’emploi intermittent. Parallèlement, diverses contributions ont continué à préciser le diagnostic de ce régime d’emploi, montrant qu’il n’est en aucun cas l’exclusivité du monde du spectacle, même s’il y prend des formes très exacerbées. Ces contributions soulignent aussi que l’intermittence - plus exactement les modes d’activité professionnelle à rémunération discontinue - désigne une dynamique sociétale qui déborde progressivement les modes de fonctionnement et de régulation socioéconomiques du siècle passé et qui exigerait des ajustements structurels profonds. Faire le point sur quelques éléments saillants du débat peut alors aider à ne pas trop se tromper d’enjeux lors des négociations qui vont commencer.
Les premiers éléments de l’enquête socio-économique conduite à la demande de l’Association des Amis des Intermittents et Précaires (AIP) (1) , montrent clairement que l’intermittence recouvre une situation de discontinuité temporelle de rémunération d’une compétence professionnelle pourtant au travail quasi continûment. Par ailleurs et de façon à chaque fois spécifique, on retrouve un développement de ce régime d’emploi dans d’autres secteurs d’activité, comme par exemple dans les champs du travail social et de la recherche(2) . Cette dimension de l’intermittence massifie, pour chacun des secteurs concernés, l’apport de forces de travail créatives et flexibles, ce qui permet une capacité de réactivité et d’adaptabilité sans égale à la variété des situations qui se présentent. En l’état, les hybridations nouvelles qui en résultent entre emploi permanent et emploi temporaire conduisent à des structurations de plus en plus duales de ces secteurs. Et la compétence attendue nécessite de façon croissante un savoir-faire pluriel, une capacité de coordonner des acteurs, des enjeux et des pratiques multiples, de savoir composer avec toutes les personnes concernées par l’activité, d’inventer des dispositifs propres aux situations particulières rencontrées et qui nécessitent souvent de sortir des formes d’action attendues ou homologuées. Le développement de l’intermittence s’opère également dans le contexte du déploiement d’un « capitalisme cognitif », organisé sur l’importance croissante de la production immatérielle dans la création de la valeur économique Ce capitalisme génère de nouvelles contradictions, dans sa volonté de réagencer un nombre croissant d’activités selon les caractéristiques de l’échange marchand concurrentiel, alors même que l’économie de service particulière sur laquelle il repose exige au contraire le développement de formes multiples de coopération, de transversalité relationnelle, de confiance et de créativité partagées, d’interactions d’une certaine durée. La coopération entre entreprises et au sein de réseaux est d’ailleurs une des caractéristiques de l’économie de service contemporaine, par ailleurs largement soumise à une terrible flexibilité concurrentielle. Face à ces dynamiques, la défense de territoires professionnels ou/et de métiers par limitation réglementaire de leurs conditions d’accès et d’exercice risque d’être non seulement de peu d’effet, mais surtout largement contreproductive. De fait, les besoins de coordination et de régulation se déplacent de plus en plus sur les terrains mêmes de l’activité et des professionnels qui s’y trouvent. La nécessaire défense collective du plus grand nombre dans cette nouvelle configuration du travail et de l’emploi plaide alors surtout pour la détermination de nouveaux droits sociaux, mieux adaptés aux nouvelles dynamiques. Bref, tout porte à considérer que l’intermittence relève véritablement d’un questionnement d’économie politique et pas seulement de la recherche d’un ajustement qui pourrait n’être qu’organisationnel et technique. De même, si les modes de défense et de régulation sont d’abord à inventer au sein même des diverses situations d’activité, l’addition des seules délibérations locales sur les conditions d’effectuation de l’activité ne suffira pas à constituer un agencement d’ensemble à la mesure des effets dévastateurs d’une flexibilité contractuelle systématisée, telle qu’elle se déploie toujours plus dans les arts par exemple.
L’exacerbation des mécanismes évoqués se lit clairement dans le monde du spectacle, quelles que soient d’ailleurs sa dynamique - marchande ou non marchande - ou ses formes organisationnelles - entreprises commerciales ou associations sans but lucratif -. On est désormais très loin d’une conception « bohème » de l’art et des artistes, où seraient seuls en cause l’inspiration ou le génie individuels. Prégnance définitive de l’organisation par projet et utilisation systématique associée du CDD d’usage conduisent à l’extension toujours plus forte d’une intermittence conjuguant une forte discontinuité de l’emploi rémunéré, une disponibilité et une activité constantes des travailleurs concernés (dont pour formation et préparation des nouvelles séquences d’emploi rémunérées), une polyvalence croissante de ces derniers. Toute une part du coût de cette flexibilité contractuelle systématisée est externalisée vers les salariés intermittents eux-mêmes, et vers le dispositif assurantiel de chômage qui leur est associé et qui correspond à la seule dimension collective mutualisable. Le sous-financement de l’emploi flexible par les employeurs privés tout comme par les commanditaires publics se conjugue désormais avec la crise financière du seul outil de gestion collectif des risques individuels de sous-activité rémunérée et de chômage, à savoir le régime spécifique d’indemnité chômage des intermittents(3) . Ces dynamiques aboutissent à la précarisation accrue d’une part importante des intermittents (baisse des revenus d’activité, morcellement des contrats, brièveté et non linéarité des carrières...), mais aussi à l’intensification des temps de travail rémunérés et à une forfaitisation croissante des prestations qui va de pair avec la dilution fonctionnelle entre les situations de travailleur salarié et de travailleur indépendant. L’intermittence dans le spectacle en France apparaît bien comme un véritable « régime d’emploi-chômage », où les deux dimensions sont d’autant plus imbriquées qu’il y a une véritable proximité de conception et un épaulement des enjeux entre la myriade des employeurs du secteur et leurs employés intermittents. Et pour l’instant, c’est le dispositif assurantiel qui assume - relativement seul - le rôle de régulateur et de protection des moins bien lotis, dans ce jeu férocement concurrentiel où la notoriété individuelle reste le garant majeur de l’activité de chacun.

Au bout du compte et au-delà même de vraies divergences des points de vue - en particulier sur la dimension sociopolitique de la question de l’intermittence -, les diverses approches un tant soit peu approfondies semblent converger vers une problématisation qui pourrait / devrait servir de socle de réflexion commune pour le devenir de ce régime spécifique d’emploi flexible :

1 - Dans les faits, le système d’indemnisation chômage des intermittents du spectacle remplit inextricablement une double fonction de source de revenus de remplacement et de source de revenus de complément (dont pour le travail « invisible » fourni). Mieux vaudrait en prendre définitivement acte, tout en redéfinissant bien mieux les responsabilités et les engagements des différents groupes d’acteurs sociaux impliqués dans ce dispositif.

2 - Les prises de risque d’emploi sont déjà très largement supportées par les salariés intermittents eux-mêmes, les artistes - et en particulier du spectacle vivant - apparaissant dans les chiffres et les faits comme les plus exposés. S’il reste légitime de continuer à demander que joue une solidarité interprofessionnelle, les employeurs privés du secteur et les commanditaires publics ont nécessairement à repréciser leurs responsabilités dans le développement de ces emplois flexibles et à participer - y compris financièrement - à son coût propre.

3 - Dans les conditions actuelles de régulation redistributive par un seul assureur collectif du risque d’emploi, les employeurs privés et les commanditaires publics du monde du spectacle ont à trouver les moyens d’abonder une part majoritaire des besoins complémentaires du financement de ce risque qu’ils participent clairement à générer . La définition de conventions collectives couvrant mieux l’ensemble du secteur, mais devant impérativement mieux prendre en compte les conditions contemporaines très variables et contrastées de fonctionnement d’un secteur à dimensions multiples (entre autres, artisanales / industrielles, marchandes / non marchandes, micro-entreprises / multinationales) peut être un élément d’importance pour sortir de la situation de « désintégration verticale » du marché du travail dans ce secteur et en particulier pour repréciser un mode d’épaulement pertinent de l’emploi permanent et de l’emploi flexible que les « donneurs d’ordre » tendraient à favoriser. En tout cas, les dispositifs de régulation doivent d’abord s’ancrer dans une meilleure compréhension des mécanismes socio-économiques - tout à la fois spécifiques et génériques - à l’œuvre dans le monde du spectacle actuel. Privilégier une entrée par des nomenclatures particulières d’entreprises ou de métiers est visiblement une approche trop partielle et statique, qui laisse de côté les racines mêmes des dynamiques complexes actuellement en jeu.

4 - La triple question de l’architecture, du financement et de la clé de répartition des contributeurs d’un nouveau dispositif reste évidemment très conflictuelle. L’idée que nous avons développée [dans l’étude principale d’avril 2005] d’un fonds complémentaire spécifique, adossé au système redistributif général et donnant accès sous conditions à un nouveau droit de tirage individuel, est assez acrobatique à concevoir et à mettre en œuvre. Il a au moins l’avantage de poser clairement la question d’un revenu complémentaire pour les travailleurs soumis à l’hyperflexibilité du secteur(5), mais aussi celle d’un ajustement des dépenses aux recettes préalablement engrangées . Et après tout, le Fonds spécifique transitoire mis en place par l’Etat en juillet 2004 prouve qu’un fonds adossé au régime général est en soi concevable ! Mais dans l’état du débat et au vu des conditions actuelles de fonctionnement du spectacle en France, sans doute mieux vaut plaider pour une prise en compte de l’intermittence comme forme de « néo-salariat », à spécifiquement articuler aux dispositifs sociaux actuellement en cours (cf le point 1). Et pour le moins, l’exposition renforcée au risque d’emploi des artistes plaide pour un traitement différencié en leur faveur. Mais un tel dispositif élargi d’assurance professionnelle ne garantit pas, par lui-même, qu’on sorte du déséquilibre structurel et exponentiel des comptes qui est déjà un problème majeur du dispositif actuel. Par contre et quel que soit le dispositif finalement retenu, l’idée d’une logique assurantielle propre aux secteurs d’hybridation nouvelle entre emploi permanent et temporaire, d’une flexicurité organisée qui leur soit vraiment adaptée, apparaît désormais comme un point de débat incontournable. Quant au financement, l’idée d’une cotisation mutualisée des employeurs du spectacle selon des taux différentiels et des catégories définis à partir de l’intensité d’emploi d’intermittents, partie de cette cotisation pouvant être allégée par contribution des pouvoirs publics au nom de missions d’utilité sociale prises en charge, peut sembler techniquement viable (quoique pas si simple non plus à mettre en œuvre). Mais elle fait l’impasse sur l’argument politique d’une solidarité intraprofessionnelle à bien plus étendre, dans un monde où le secteur du spectacle vivant (gros utilisateur du régime d’aide au chômage) sert de terreau et irrigue pour partie les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel (qui réalisent par contre l’essentiel de la Valeur ajoutée marchande du spectacle). L’idée de taux de cotisations différentiels des employeurs selon le seul critère de l’intensité d’usage de l’emploi flexible induit de fait un déséquilibre structurel, en particulier au profit des sous-secteurs industriels et marchands. Ceux-ci (et d’abord leurs firmes les plus capitalistiques) s’approprient en effet une part importante de la Valeur ajoutée du secteur, qui ne fait pourtant que cristalliser l’ensemble de la richesse collective socialement produite par les investissements (humains autant que financiers) de l’ensemble des participants au monde du spectacle, et non par le seul talent de quelques uns ou la simple marchandisation d’objets artistiques dupliqués. De ce point de vue, la proposition d’une cotisation mutualisée progressive selon le chiffre d’affaires et les bénéfices marchands est politiquement plus difficile à appliquer, mais va dans le sens d’une solidarité intraprofessionnelle et d’une logique redistributive plus étendues.

Octobre 2005

[1] Voir « Enquête Socio-économique sur l’intermittence dans le secteur du spectacle », Expertise d’initiative citoyenne. Intermittents du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel : les « annexes 8 et 10 », cas particulier d’une problématique plus générale, AIP / Matisse-Isys - UMR 85-95 CNRS, Rapport juin 2005, pp. 38 - 81.

[2] Pascal NICOLAS - LE STRAT, L’expérience de l’intermittence. Dans les champs de l’art, du social et de la recherche, Logiques sociales, L’Harmattan, 2005, 136 p.

[3] Sur tous ces éléments de diagnostic, mais aussi à propos des scénarios possibles de réforme, voir Pierre-Michel MENGER, Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005, 288 p.

[4] A titre d’hypothèse, Pierre-Michel Menger évoque une base de 40% de couverture des déficits de l’assurance-chômage des intermittents par la solidarité interprofessionnelle. Sur ces questions, bien plus asseoir les cotisations sociales - dont par conséquent celles concernant le chômage - sur la Valeur ajoutée des entreprises et organisations et non sur les seuls salaires serait plus en phase avec les formes actuelles du développement économique.

[5] L’hypothèse que nous avons développée dans le corps principal de ce texte apparaît donc surtout comme une volonté « méthodologique » d’explorer un raisonnement jusqu’à ses implications pratiques potentielles. Quitte à chercher des voies d’effectuation plus « praticables », au fil des failles argumentaires ou des difficultés concrètes d’application qui apparaissent.



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Mise en ligne le : 26 octobre 2005



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