Le 30 juin 2003, Jean-Jacques Aillagon affirmait que le protocole du 26 juin 2003 comportait des « avancées considérables » et que les « protestataires l’[avaient] mal lu ». Les faits l’ont depuis démontré : nous l’avions bien lu.
Depuis, un autre ministre, amateur de culture, plus discret sur ses vrais talents de communication, a pris sa place. Renaud Donnedieu de Vabres a missionné un « ingénieur en négociations », Jean-Paul Guillot, président du Bureau d’Information et de Prévision Economique (BIPE), et l’a chargé de consulter les partenaires « sociaux », les diverses structures du secteur ainsi que la Coordination des Intermittents et Précaires en vue de préparer la prochaine négociation du régime d’assurance-chômage des annexes VIII et X.
Nous avons lu son rapport.
Ses analyses viennent faire écho aux propos de Renaud Donnedieu de Vabres lors du Conseil National des Professions du Spectacle le 1er décembre 2004 : « Il faut passer d’un protocole d’accord contesté entre les partenaires sociaux interprofessionnels, portant seulement sur l’assurance-chômage, à un protocole d’accord portant sur l’emploi culturel (une sorte d’Accords de Valois) impliquant l’État, les collectivités territoriales, les organisations du secteur et les confédérations, où chacun doit prendre les engagements correspondants à ses responsabilités, et où l’assurance-chômage sera progressivement ramenée à son vrai rôle. »
Nous y voilà dans ces « Accords de Valois ».
En mandatant Jean-Paul Guillot, il s’agissait pour le gouvernement d’inviter les partenaires « sociaux » à noyer le poisson du régime d’assurance-chômage dans l’océan de la politique de l’emploi culturel.
Le régime d’assurance-chômage
(ou le petit poisson noyé dans l’océan)
Après avoir mis en évidence le caractère inégalitaire du protocole en vigueur, Jean-Paul Guillot fait tout de même quelques constats encourageants pour les signataires de juin 2003 : le nombre d’indemnisés est plus faible que les années précédentes et le nombre de nouveaux entrants en baisse.
En présentant les « leviers d’un protocole vertueux », non sans avoir rappelé que le champ d’application devra être redéfini, il questionne les ressources de l’Unédic, les conditions d’affiliation (nombre d’heures), les conditions de révisions des droits, les modalités de recherche d’affiliation, la durée d’indemnisation, le montant de l’indemnisation, le cumul salaire et indemnité... mais s’abstient d’énoncer le moindre début de réponse.
Il ne prend position que sur une formule qui valorise, dans le calcul de l’allocation journalière, à la fois toute la rémunération annuelle et le temps de travail sur une période de référence de douze mois, avec abandon du Salaire Journalier de Référence, ce qui rejoint les propositions des coordinations. Mais dans un deuxième temps il suggère de relever le seuil d’affiliation. Devra-t-on bientôt réaliser 550, 600, 650h au lieu de 507 ?
Il est pour l’heure impossible d’imaginer quelle assurance-chômage sortira des négociations. La seule certitude est qu’elle ne protégera que les survivants de la politique de l’emploi culturel.
Les préconisations de restructuration du secteur
(ou l’océan de la politique de l’emploi culturel)
A. Élaboration de huit conventions collectives
Fin 2006, les partenaires sociaux devront avoir signé des conventions collectives étendues à tout le secteur culturel. De 22 elles seront ramenées à 8 :
spectacle vivant subventionné / spectacle vivant privé / production audiovisuelle / production cinématographique / entreprises de prestations techniques (pour lesquelles le recours aux CDD d’usage et à l’intermittence devrait être l’exception) / édition phonographique / personnels non permanents des radios / personnels non permanents de la télédiffusion.
Évidemment l’élaboration de conventions collectives est une nécessité. C’est un outil permettant de faire valoir les droits des salariés en matière de rémunérations et de conditions d’emploi.
Cependant.
Alors que le gouvernement répète depuis deux ans qu’il est impossible d’abroger le protocole Unédic ou de forcer les partenaires sociaux à renégocier, il prétend aujourd’hui les amener à adopter des conventions collectives en un an, sur des secteurs d’activités (ou branches) très vastes, qui comprennent des structures et des modalités d’organisation de l’emploi fortement différenciées.
Comment aligner les rémunérations et les conditions de travail pour tous les employeurs, qu’ils dirigent un Centre Dramatique National ou une petite association, qu’ils dirigent un grand groupe audiovisuel côté en bourse ou une petite SARL de production documentaire ? Comment seront constituées les commissions mixtes paritaires chargées d’établir ces conventions collectives ? Quelles organisations représenteront les petites structures et quelle place auront-elles dans ces commissions ?
B. Restriction du périmètre
Jean-Paul Guillot rapporte que les employeurs du secteur (sans préciser lesquels) souhaitent limiter le périmètre des annexes VIII et X (c’est-à-dire la liste des métiers permettant d’ouvrir des droits, suivant le code APE attribué à chaque employeur), en fondant cette restriction sur « la proximité des métiers avec une pratique artistique indiscutable ». Sur quels critères cette proximité entre métiers et pratique artistique sera t-elle établie ? Qu’adviendra-t-il des métiers considérés comme trop éloignés de cette « proximité » ? Une grande partie des techniciens, des métiers administratifs ou de production (cf. le rapport Charpillon), risquent de disparaître des annexes VIII et X.
C. Conditionnement de l’octroi de subventions au volume d’emploi
Dans son rapport, Jean-Paul Guillot reprend des éléments du rapport Auclaire intitulé « Le financement public et l’emploi dans le spectacle », dont la préconisation majeure est que les financeurs publics conditionnent leurs aides à la création d’emplois permanents (CDI ou consolidation de CDD) dans le spectacle vivant et enregistré afin de restructurer le marché de l’emploi.
Il sera ainsi presque impossible, demain, d’obtenir la plus petite subvention des collectivités territoriales, de la DRAC, du CNC, pour amorcer un projet ou organiser un festival par exemple, sans attester d’un volume global de financement suffisant pour salarier des permanents. Seuls les projets de grandes compagnies ou de grands festivals verront le jour, portés par ceux qui ont déjà accès aux réseaux permettant de trouver beaucoup d’argent.
D. Sélection par les formations
Les formations doivent être « professionnelles de qualité » et adaptées (en terme de contenu et d’effectifs) au marché de l’emploi.
Le rapport insiste sur la nécessité d’une coopération entre le ministère de la Culture et l’Education nationale pour définir une carte nationale des formations adaptées aux besoins du marché. Cela signifie, à terme, la suppression des formations universitaires qui n’offrent pas de débouchés immédiats à leurs étudiants. Cette logique est déjà à l’œuvre dans les dernières réformes de l’université. La sélection des formations va faire disparaître toutes celles qui permettent d’aborder différemment les disciplines du spectacle vivant et enregistré, et contribuent à les nourrir. Les intermittents entrant dans les prochaines années seront presque tous passés par les mêmes écoles spécialisées et normatives, qui en feront des « professionnels de qualité » , labellisés, compétitifs sur le marché culturel. Les formations continues sont également dans le collimateur et devront prouver, elles aussi, qu’elles sont adaptées au marché. C’est la même logique qui prévaut dans la limitation de l’offre de formation dans le régime général de l’assurance-chômage depuis l’adoption du PARE (Plan d’Aide au Retour à l’Emploi) en 2001.
E. Le numéro d’objet
Le numéro d’objet est un nouvel outil de contrôle pour réduire encore l’accès aux annexes VIII et X. Il prétend « vérifier la légitimité du bénéfice des annexes pour les salariés concernés ».
À chaque production (film, représentation théâtrale, concert, etc.), devra être attribué un numéro d’objet ab initio délivré par l’Unédic sur demande de l’employeur. Les employeurs ne pourront recourir à un CDD d’usage tant qu’ils n’auront pas reçu leur numéro d’objet.
Un musicien devra-t-il demander un numéro pour chaque date de concert et jongler avec 250 numéros par an ? Qu’en sera-t-il pour un atelier de pratique théâtrale ? De plus, confier aux Assedic la gestion de ce numéro, alors même qu’elles ont déjà d’énormes « difficultés » à saisir correctement les AEM, semble totalement irresponsable.
La bonne foi du ministre
(ou le capitaine est-il un fou furieux ?)
On peut penser que le ministre de la Culture ne peut conduire aussi loin une telle politique de l’emploi culturel sans compromettre gravement l’activité du secteur. Si toutes ces propositions étaient appliquées, bon nombre de films et de spectacles fabriqués actuellement disparaîtraient, ne serait-ce que parce que le budget de la culture ne suivra pas (il devrait être au minimum multiplié par trois). On voit mal le ministre acter un tel naufrage.
Mais il ne faut pas non plus douter d’une réelle volonté politique de faire un grand ménage, même diffus et progressif. Dans son discours, le ministre l’a rappelé : « Je ne vous cache pas, en effet, qu’il s’agit, pour mon ministère, comme pour beaucoup d’autres administrations, d’un véritable changement de culture (sic). La dimension de l’emploi est un aspect que [les conseillers des DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles)] ne savent pas bien appréhender - et, à vrai dire, ils n’imaginaient pas que leur ministre et que le milieu attendaient cela de leur part ! »
Nous en voulons également pour preuve le constat quotidien que cette politique a déjà commencé, soit par effets de zèle des institutions publiques en charge de la culture, soit par directives ministérielles. Trois exemples dans le spectacle vivant :
. certaines DRAC ont déjà rajouté une ligne dans les formulaires de demande de subventions : combien votre structure emploie-t-elle de permanents ?
. la lecture de la présentation des nouvelles affectations du budget de la culture est édifiante. Le ministre n’y parle que d’emploi (CDI et consolidation de CDD), jamais de création.
. en 2005 dans la région PACA, 337 compagnies (contre 215 sur le reste du territoire) demandant le renouvellement de leur licence d’entrepreneur du spectacle se sont vues attribuer un avis défavorable par les Commissions Régionales Consultatives (CRC). Une action du SYNAVI (Syndicat National des Arts Vivants) a permis d’obtenir un moratoire et d’infléchir la position du préfet chargé d’attribuer ou non les licences suivant les avis des CRC. Mais, aujourd’hui, le directeur de la DRAC-PACA précise qu’après la pédagogie, les décisions seront de plus en plus sévères.
Perspectives
(ou les vigies sont bien réveillées)
Ici ou là des résistances s’organiseront. Mais la plupart des petites structures (compagnies de théâtre, sociétés de production audiovisuelle ou cinématographique) risquent de disparaître petit à petit. Que deviendront les intermittents qu’elles emploient ?
Ce que dessine cette politique de l’emploi culturel, c’est l’impossibilité de travailler autrement que dans des grands groupes privés aux mains d’actionnaires ou dans des institutions publiques sous le contrôle de l’État. D’un côté « la captation du temps de cerveau humain disponible » de l’autre le « supplément d’âme ».
L’État et l’Unedic brandissent un déficit calculé en soustrayant les allocations versées aux intermittents indemnisés des seules recettes de leurs cotisations. Mais il est évident, les grèves de l’été 2003 l’ont démontré, que la richesse et l’hétérogénéité du secteur culturel, qui s’exprime notamment dans l’effervescence des festivals, ont des impacts financiers importants sur l’ensemble de l’économie. Faudra-t-il le leur rappeler ? Il est indispensable d’élargir les modalités de financement de l’assurance-chômage au-delà des seules cotisations (par exemple par la taxation des flux de communications).
L’expertise* menée par la Coordination Nationale des Intermittents et Précaire en collaboration avec le laboratoire de recherche Matisse-Isys (UMR Paris I / CNRS) a mis en évidence l’existence de temps invisibles de l’activité, laquelle ne se réduit pas uniquement au temps d’emploi. Ces temps dont dépendent la richesse et l’hétérogénéité du secteur ne peuvent avoir lieu sans un régime d’assurance-chômage mutualiste et redistributif, portant sur un périmètre adéquat aux pratiques d’emploi. Le secteur culturel n’est pas une exception. Il a besoin d’une main d’œuvre disponible, flexible, inventive... Cette disponibilité doit s’assortir de garanties sociales substantielles.
Cela passe par l’élargissement du financement de l’Unedic, l’élaboration d’un protocole réellement adapté aux pratiques d’emploi et de travail et non par une telle politique de l’emploi culturel.
*les rapports de janvier (rapport d’étape), de juin 2005 et la synthèse de cette expertise sont disponibles sur le site.
www.cip-idf.org
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