Samedi 23 juillet, à 14 h, projections du Pré de Béjine de Eisenstein, de Dreyer pour mémoire-exercice documentaire de Olivier Derousseau et de Saute ma ville de Chantal Ackerman à la cip-idf, 14 quai de Charente, 19e, M° Corentin Cariou.
A) DREYER POUR MÉMOIRE - EXERCICE DOCUMENTAIRE
B) LE PRE DE BEJINE
C) SAUTE MA VILLE
A) Il existe un lieu à Roubaix, la Cie de l’Oiseau Mouche qui accueille et forme des travailleurs / acteurs handicapés. Je veux dire déclarés et identifiés comme tels. Des amis. Qui travaillent. Trente cinq heures par semaine. Cette compagnie domiciliée au lieu dit « le Garage » produit avec ces acteurs des spectacles. Et en reçoit aussi. Ces acteurs sont les protagonistes du film.
Cette compagnie est aussi un C.A.T. (Centre d’Adaptation par le Travail). Les CAT sont plus généralement des lieux d’exploitations et de sous traitances dont les résidents vivent de maigres subsides et de travail ; le travail étant envisagé sous l’angle de l’accueil, de la socialisation et du rendement. Le film tente de faire face à cet ensemble de problèmes.
Il ne s’agissait pas de faire un reportage sur des travailleurs handicapés. Mais plutôt de faire entendre et de montrer des acteurs - leurs singularités, en exercice. C’est quoi un exercice d’acteur ? Cela ne consiste pas à tenir un rôle ou jouer une situation mais plutôt à porter en acte une parole. En acte. C’est toujours déjà se faire violence parce que la parole ne vaut que si elle est tenue. Une promesse alors. Que les paroles soient apprises, lues, répétées, chuchotées, bégayées ou absentes, c’est une question esthétique auquel ce film réponds. Il s’agit d’un documentaire au sens où le film tente de faire voir des paroles au travail en tant que ces paroles n’appartiennent à personne. Consubstantiellement, c’est un exercice de choix d’angles, de cadres, de lumières ; c’est un exercice de cinéma. Chaque séquence fût préparée à l’école du temps et de la patience parce qu’il était nécessaire que chaque acteur du film, qu’il soit devant ou derrière la caméra, appréhendent le mystère de la confection des images. En ce sens, un travail pédagogique. Le seul élément de fiction du film est l’évocation concrète et récurrente d’un personnage qui est une figure absente, acceptée comme tel. Nous l’avons appelé Ernest. Il se pourrait qu’Ernest soit un homme gris autrement dit une figure démonologique. Pas plus que ça.
Nous avions décidé de commencer à tourner en juillet 2003. Or le mouvement des Intermittents & Précaires se déployait massivement. Nous décidâmes à l’Oiseau Mouche d’interrompre le tournage. En être aussi. Dans la joie de ce non. Puissance de ce nous. Rien ne nous y obligeait. Les « travailleurs handicapés » n’ont pas le droit de grève. Ce débrayage fût un moyen et de le faire savoir et d’exister debout dans cette lutte. Et aussi d’envoyer un message fraternel à ceux qui sont restés le cul assis entre deux chaises. Ainsi, nos paroles furent aussi des actes. Actes d’acteurs qui s’affranchissent de leurs rôles. Cela aussi notre film le porte.
B) Le Pré de Béjine est doublement malheureux, puisque deux fois inachevé et finalement détruit. Le tournage de la première version, commencé en mai 1935, a été interrompu au mois d’avril 1936 sur ordre de la Direction du Cinéma, alors que 60 % des plans avaient été tournés. Eisentstein se mit immédiatement à une nouvelle version dont le tournage commencé au mois d’août 1936, fut définitivement interrompu en mars 1937, frappé d’interdiction officielle. Amengual raconte que le négatif et la copie de travail entreposés dans les caves du Mosfilm auraient été détruits par une inondation au cours de la seconde guerre mondiale. Des photogrammes, découpés dans le film par la monteuse à la demande d’Eisenstein qui n’avait plus accès à la salle de montage, ont été retrouvés en 1960 et montés en 1967 pour aboutir à deux films-témoins constitués d’images fixes : une version courte (30 mn) avec un commentaire introductif et une musique de Prokofiev, et une version d’une heure, dite « scientifique » , entièrement muette, qui monte sans les mêler les images du premier puis du second projet.
Le film aurait dû, s’il avait été achevé, célébrer, à travers le motif de la lutte entre l’Ancien et le Nouveau, la naissance de l’homme nouveau à la fin de la lutte des classes. Donc, la grande geste de la révolution des soviets.
Ce film nous regarde à l’endroit d’une question qui est faite pour brouiller la distinction du grand et du petit, et qui pourrait se dire à peu près : de quel ordre est le commun qui se fabrique entre cezéceles qui esquissent le mouvement de vivre le communisme ?
Le Pré de Béjine, donc, s’attache au « grand » , au moins au sens où il a un grand objet, l’objet obsessionnel d’Eisenstein, la grande politique. À cette échelle, de toute façon, on rencontre un nombre limité d’objets - principalement la révolution, l’amour, et bien sûr dieu. De sorte qu’aussi bien, on ne peut pas parler de l’un sans parler de l’autre - pas parler de politique sans parler d’amour et de dieu.
Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas voir que rien ne ressemble plus à la relation à dieu que la relation à la révolution. Du moins chez Eisenstein. Cela n’avait pas échappé au censeur Choumiatski, qui écrivait dans le réquisitoire contre le Pré de Béjine publié dans la Pravda en mars 1937, des choses comme : « Des kolkhoziens se trouvaient côte à côte avec des personnages de type biblique et mythologique » ; « Stépok [le héros du film] était montré avec un visage de saint adolescent marqué par le destin » .
Le Pré de Béjine aurait dû être un film sur la foi communiste, le récit de la naissance d’une foi nouvelle à travers un sacrifice qui rejoue celui de Jésus-messie - Eisenstein voulait raconter l’histoire du sacrifice d’un fils (de la révolution) par son père (un paysan nostalgique du temps des tsars, c’est-à-dire du temps des Pères). Or, si sauver Dieu ne va pas sans assumer aussi une haine de dieu, il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement pour la révolution. C’est cela dont le film-martyr d’Eisenstein porte précisément le témoignage. Et il le fait en réactivant la puissance des icônes, qui sont bien entendu condamnées, moquées et même détruites au plan du récit, c’est-à-dire au niveau de l’énonciation diégétique.
Car il y a ce que les images racontent ou signifient (et dont nous n’avons, dans ce qui reste du Pré de Béjine, dans ses versions remontées, que quelques éléments) ;
et il y a ce que les images font (et qui se trouve accentué par cette dimension lacunaire) : sauver la révolution, c’est-à-dire la foi révolutionnaire, en portant en leur cœur une puissance qui est tout autre que ce que célèbre le discours révolutionnaire.
Le réquisitoire justifiant l’interdiction montre que ceux qui ont interrompu le tournage du film à deux reprises avaient une claire conscience de l’ambivalence de son geste - mais, par une troublante ruse de l’histoire, ce geste ne s’accomplit pleinement qu’à travers la destruction du film et une restauration qui, par la transformation qu’elle opère - images fixes, absence de dialogues, neutralisation de la diégèse - en accentue la puissance iconique.
C) Saute ma ville. Surprise.