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NOUS LISONS LE RAPPORT LATARJET


Commission Saison en lutte

Publié, le lundi 2 août 2004 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : lundi 2 août 2004


NOUS LISONS LE RAPPORT LATARJET

Le rapport Latarjet nous intéresse.
En effet, nous intéressent la remise à plat des conditions concrètes de nos pratiques, les analyses des modes économique, social, administratif de production et de diffusion de nos spectacles, et les réflexions sur les esthétiques qu’elles induisent.
Nous intéresse surtout l’inscription de ces questions dans un débat public démocratique. Il nous paraît en effet urgent de permettre à chacun de formuler des positions claires et argumentées sans occulter divergences ni antagonismes.
Nous pensons que seul le débat démocratique et public permettra de dénouer la crise que la remise en cause des droits des intermittents du spectacle a pour partie générée, pour partie accentuée.
Au reste, nous n’avons pas attendu ce rapport pour nous saisir de questions qui nous concernent au premier chef. En témoigne la multiplicité des initiatives, textes et prises de paroles et notamment les travaux menés dans les commissions tout au long de cette année à la CIP Ile de France.
Nous n’accordons pas à une parole d’expertise officielle, commanditée par le ministère de la culture dans les conditions que l’on sait, une quelconque préséance. Comme nous l’affirmons depuis un an, nous sommes les premiers experts de nos vies, de nos pratiques, de nos métiers.
Le bref compte-rendu ci-joint de notre lecture du rapport Latarjet est donc une contribution parmi d’autres à l’élaboration et à l’affirmation de nos prises de position. Il est le fruit de séances de lecture collectives ayant eu pour objet principal son chapitre 3 intitulé « Réorganiser la production et la diffusion du spectacle vivant » .

Les artistes sont-ils des citoyens ?
Chacun sait que la mission Latarjet a travaillé durant une saison où résonnait le glas de l’intermittence. Nul n’ignore le refus de la quasi totalité des artistes contactés de contribuer à une expertise perçue au mieux comme un cautère sur une jambe de bois, au pire comme un écran de fumée destiné à brouiller les contours d’un conflit politique aigu. Ces refus auxquels nous nous sommes associés étaient aussi légitimes que nécessaires.
Pour autant, nous ne jetons pas la pierre aux professionnels qui rapportèrent ou furent auditionnés aux cours de cette mission. Ce choix que nous ne partageons pas n’était pas (faut-il le préciser ?) infamant.
Nous ne pouvons cependant nous empêcher de sourire lorsque l’auteur du rapport écrit que « C’est délibérément qu’il n’a pas été demandé à des artistes en activité de consacrer au moins deux jours par semaine pendant six mois, aux tâches d’audition : organiser des rencontres, enregistrer, retranscrire, synthétiser les témoignages » (p. 4) . Ainsi donc, les artistes, en lutte multiforme depuis un an, n’ont pas de temps à accorder au débat civique : ils sont trop absorbés par la production de leur œuvre pour faire de la politique. Le travail qu’accomplissent les membres des commissions de travail de la CIP se trouve donc ici, au détour d’une phrase, invalidé. Se restaure ici sournoisement une vieille division entre art et politique qui arrange toujours les pouvoirs en place.
Enfin, la liste des personnes auditionnées (P 67 des annexes) nous montre une curieuse armée mexicaine, où si tout le monde n’est pas général presque chacun des intéressé est directeur, élu, dirigeant. La parole énoncée là est celle de la techno-structure théâtrale. Elle témoigne, à l’image de son président, du constat opéré par des responsables en place de l’état dans lequel se trouve la profession après plusieurs décennies d’exercice de leur pouvoir.

Être artiste est-il un droit ?
Une synthèse du rapport permet de dégager ses présupposés. Le texte est en fait une tentative d’objectiver des positions qui ressemblent à s’y méprendre à des préjugés, lesquels n’ont rien de très nouveau mais prennent ici une acuité particulière. En effet, ces préjugés sont ceux qui ont présidé à la conclusion du protocole du 26 juin 2003. Voici les deux principaux :
1 : Il y a trop d’artistes.
La cause est entendue. Le corollaire s’impose : il y trop de mauvais artistes. Trop d’artistes autoproclamés, trop de spectacles présentés en autoproduction, donc, trop d’initiatives artistiques qui engorgent jusqu’à la saturation un secteur déjà fragile.
En bref : trop d’offre pour pas assez de demande ; une surproduction stérile pour une sous-consommation chronique. Au fond le public souffre d’une indigestion de spectacle vivant, raison pour laquelle il raréfie ses sorties vespérales.
2 : La quantité des spectacles étouffe les spectacles de qualité.
Avouons-le nous entre gens bien - bientôt l’ivraie étouffera le bon grain que nous avons semé.
Ici, sous le gros bon sens pointe la flatterie.
Il nous faut donc rappeler clairement que pour notre part, à Saison en Lutte, nous nous battons pour que des personnes produisant un travail artistique que nous pouvons considérer comme « mauvais » puissent continuer à le faire. En effet, la profusion de spectacles et de compagnies nous apparaît comme la traduction d’un désir d’expression de la société. Vouloir réguler cette croissance est un projet à proprement parler réactionnaire qui ne pourra jamais se réaliser effectivement. Le seul effet de cette politique de « régulation » sera la création de nouvelles réglementations. Nous lisons : « La majorité de nos interlocuteurs ne se sont du reste pas montrés favorables à la solution de la carte professionnelle... » (nous trouvons cependant p.42 la casuistique des possibles formes d’application de cette carte dont personne ne veut) « ... son évocation traduit cependant la nécessité reconnue par la plupart d’entre eux de mettre collectivement à l’étude des modes de contrôle plus efficace à l’entrée dans les métiers du spectacle » . Autrement dit : ne prononçons pas de mots qui fâchent comme malthusianisme (le mot est récusé par Bernard Latarjet lui-même), mais régulons. Ce qui nous est promis, c’est bien un contrôle qui, ne s’opérant ni par autodiscipline ni par l’opération du Saint-Esprit, prendra forcément la forme de bureaux où il faudra déposer un dossier qui sera accepté ou refusé par des instances aussi anonymes qu’irresponsables. En quoi les 507 heures sur douze mois sont-elles plus absurdes, plus bureaucratiques, plus dispendieuses que le seraient ces hypothétiques bureaux de régulation des carrières que semblent envisager les rédacteurs du rapport ?

La danse contemporaine, ou l’exemplarité d’un cas d’école
La danse est l’art le plus réactif, voire allergique, à la réforme du 26 juin. Parce qu’il est le plus fragile, mais aussi parce qu’il rassemble toutes les tensions qui traversent le spectacle vivant. Nul doute que le sort qui est déjà celui de la danse contemporaine sera celui de l’ensemble des activités du spectacle dans les années à venir.
Le rapport Latarjet reconnaît au reste sans barguigner à la danse toutes les qualités qu’il conteste nous le verrons ipso facto aux autres domaines du spectacle vivant (musique contemporaine, théâtre de recherche, etc). Voilà apparemment un art contemporain qui depuis une vingtaine d’années a trouvé son public et un ancrage fort (malgré quelques bémols d’ailleurs peu argumentés), avec une souplesse économique et une intégration institutionnelle poussées. Les chiffres cités p 10 permettent une comparaison flatteuse entre les compagnies de danse et les compagnies de théâtre conventionnées quand à leur « efficacité » dans leur rapport au public (26 compagnies conventionnées en danse donnent 5000 représentations par an et touchent 600.000 spectateurs, tandis que 273 compagnies dramatiques conventionnées ne donnent « que » 29.900 représentations pour 2. 264. 000 spectateurs. Voilà qui, au passage, casse le préjugé selon lequel ce qui est contemporain découragerait les spectateurs.
Le rapport Latarjet prend acte de la particularité de la notion d’auteur en danse contemporaine, et de la porosité extrême entre le métier de chorégraphe et d’interprète. Il confirme donc par là une analyse de Saison en lutte, sur la nécessité de réenvisager le droit d’auteur dans le domaine du spectacle vivant.
Cependant, la danse contemporaine exprime à l’extrême les contradictions du spectacle vivant dans la mesure où elle en maximalise les caractéristiques. Son écriture se réalise in-situ, (dans un studio de danse), avec ses interprètes. Les coûts de production sont donc à l’avenant. Occuper de grands espaces vide en milieu urbain, travailler en équipe, pour une exploitation souvent courte du produit : voilà un luxe bien loin des exigences de rentabilité contemporaine.
Par ailleurs, l’émergence y prend des formes souvent inattendues. Il convient de rappeler ici que tout ce qui est apparu d’important en danse contemporaine ces dernières années l’a été hors de des instances de régulation du ministère de la Culture ou de ses satellites. Xavier Leroy ou Jérôme Bel, par exemple sont des exemples typiques d’artistes autoproclamés et pourtant parfaitement valides, à moins que de penser que la recherche en biologie moléculaire (domaine de formation du premier) est la voie royale pour rejoindre le champ de l’excellence chorégraphique.
Ces artistes ont vu leurs premiers spectacles produits dans un lieu privé, la Ménagerie de Verre, loin d’être doté des moyens comparables à ceux des autres lieux prétendument alternatifs que cite le rapport ( « les laboratoires d’Aubervilliers, les Subsistances à Lyon, la friche Belle de Mai à Marseille » ). Il faut enfin s’inquiéter de ce que le festival des « Inaccoutumés » présenté par la même Ménagerie de Verre se trouve ce printemps annulé, alors même que s’ouvrent les nouveaux locaux du Centre National de la Danse, symbole du désir de centralisation et de reprise en main des enjeux de mémoire, de transmission et de production de la danse contemporaine. Si nous ne récusons pas l’ouverture du bâtiment du CND à Pantin, il nous paraît nécessaire d’affirmer qu’elle ne doit en aucun cas exclure la poursuite du travail dans des lieux porteurs d’une véritable radicalité.

Une comparaison peu flatteuse pour le théâtre
Pour le rapport Latarjet, les maisons de théâtre sont actuellement en mal de fréquentation certes, mais aussi (et surtout ?) d’organisation : cahiers des charges, labels, modes de fonctionnement entre production et diffusion des spectacles, rapports entre gestion financière et projet artistique... presque tout y semble opaque, déficient. Au trop grand nombre de compagnies et d’artistes fait pendant un système de diffusion biscornu, rigide et engorgé.
Pourtant ajoute-t-il, le réseau de diffusion en tant que tel, comme on le dirait d’un réseau sanguin, s’il traverse une mauvaise passe, n’en n’est pas moins à la fois satisfaisant et en bon état général, (les contradictions font partie du charme discret de ce rapport).
Pour les rapporteurs, il importe tout d’abord de bien distinguer ce que l’intermittence avait brouillé : les champs de compétence et d’intervention des uns et des autres. C’est ainsi que les différences de fonction dans une chaîne de travail commun se figent dans une rationalité des postes, des responsabilités et des compétences, puis finalement dans des collaborations contractuelles d’unités de travail séparées. Les techniciens finiront ainsi par faire partie de « pool technique » (l’expression est de nous), sortes d’unités de sous-traitance des projets artistiques. Ainsi les différences complémentaires peuvent se creuser en de véritables clivages, avec des logiques propres d’efficacité.
L’enjeu n’est certes pas mince : la définition du périmètre d’activités relevant des Annexes 8 et 10, l’application des 35 heures dans les théâtres... autant de points névralgiques où une logique de séparation de nos métiers semble d’ores et déjà prévaloir et menace de s’élargir encore. (A ce sujet nous renvoyons aux compte-rendus et synthèse des réunions de Saison en lutte sur ces clivages intermittent / permanents, artistes / techniciens, etc.)
Mais si le théâtre, comme nous le pensons et l’expérimentons, est bien le lieu d’une mise en commun des capacités de créer, que l’on soit auteur, metteur en scène, comédien, technicien ou tout cela à la fois, si tous ceux qui y travaillent, dans les bureaux comme au plateau, font œuvre commune en vue du partage avec le public, comment accepter que nous soient renvoyés écarts et différences sous forme de hiérarchies figées, de disjonctions ontologiques primaires (par exemple « vous, vous êtes un créateur, pas un interprète... » ) ?
L’horizontalité (la sous-traitance) plutôt que la verticalité ne change rien au fond du problème, sauf à adorer la platitude. De même que les « contraintes molles » imposées aux artistes, véritables sous-traitants y compris des politiques de communication ou d’animation socio-culturelle des théâtres, signifient une redoutable réglementation des rôles, des emplois, des prés carrés attribués à chacun. Quoiqu’il en soit, pour les rédacteurs du rapport, le théâtre apparaît bien, chiffres à l’appui, comme le mouton noir du ratio dépense publique / qualité du travail / réception par le public. Le retour sur investissement y est de plus en plus mauvais, y compris sur le plan symbolique.
Nous pourrions ajouter pour notre part, non sans ironie, que le théâtre a comme défaut structurel d’être porteur en premier lieu de discours. Loin de nous l’idée de limiter la notion de sens au langage parlé ou le théâtre à un vecteur de « messages » quels qu’ils soient. Reste que les interrogations explicites, parfois moins abstraites esthétiquement parlant, portées par des textes contemporains sur la scène des théâtres, sont peut-être des « formes indisciplinaires » ou subversives plus difficiles à promouvoir que les fastes déployés, par exemple, par un bel opéra baroque.

Intermittent ne rime jamais avec musicien savant
L’approche de la musique savante permet à elle seule de pointer les graves lacunes du rapport Latarjet, confinant ici à une cécité volontaire ou non. Qu’on se le dise : le statut d’intermittent et la vie de musicien savant ne connaissent aucune intersection. (Le concept de « savant » appliqué à la musique désigne, dans une terminologie d’ailleurs parfaitement contestable mais peu contestée, la musique dite « contemporaine » et celle qu’on appelait « musique classique », c’est-à-dire toute musique de répertoire de tradition européenne passant par l’écriture musicale et l’apprentissage au long cours de techniques instrumentales ou vocales).
On chercherait en vain un point de vue sur deux phénomènes majeurs : d’une part l’émergence récente de jeunes chœurs ou ensembles « professionnels » ou « semi-professionnels » (c’est à dire en l’occurrence constitués de jeunes interprètes, souvent encore en apprentissage mais commençant à vivre de leur pratique dans le dispositif de l’intermittence) voués aux répertoires les plus divers et qui ont fortement contribué à renouveler la création en suscitant de nombreuses commandes. D’autre part les nouvelles passerelles créées entre musiciens amateurs et professionnels (passerelles franchissables dans les deux sens !) qui ont créé tout un terrain d’expériences, y compris en milieux scolaires. Le spectacle vivant est d’ailleurs aussi le lieu où se sont retrouvés musiciens et artistes de tous horizons, dans un foisonnement encore impensable il y a quinze ans.
A la place d’une réflexion sur ces pratiques vivantes et novatrices, le rapport ne propose qu’une vision institutionnelle du champ concerné : budgets insuffisants, public insuffisant (sauf pour la musique baroque), lourdeurs administratives entravant certains dirigeants, craintes (souvent justifiées ?) devant la décentralisation imposée, orientations déjà maintes fois ressassées... Et bien sûr, Éducation Nationale chargée de tous les maux quant aux enseignements artistiques (il est facile à un éléphant de critiquer la lourdeur d’un mammouth !). Discours de l’institution parlant d’elle-même et de son propre point de vue... et cherchant à rasseoir son pouvoir là où la liberté d’autonomie, celle par exemple des chanteurs, instrumentistes ou compositeurs, faisait entrevoir la redéfinition des critères d’accès aux métiers, de la pertinence esthétique des pratiques, de la gestion de plus en plus fluide des carrières, etc.
Le rapport fait ainsi l’impasse totale sur la dynamique vivante dont l’intermittence était l’un des ressorts, notamment pour les jeunes artistes.

Le théâtre est-il la résidence des artistes ?
On ne peut qu’être d’accord avec le constat établi dans le rapport de l’insuffisante présence des artistes dans théâtres. Réinvestir les théâtres à tous les niveaux et d’abord par rapport à l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler la marge artistique, portion congrue voire dérisoire des budgets internes, nous semble la première urgence. Partant du constat, affiné lors des réunions de Saison en lutte, que la gestion d’une compagnie (association 1901) était une contrainte administrative plutôt qu’un choix profond pour beaucoup d’artistes, nous sommes attentifs à toutes les propositions visant à inscrire nos créations dans la cité avec une certaine continuité et cohérence.
A condition de préserver un élément essentiel : le libre choix de ces engagements. Toute contrainte se substituant à une autre ne produira en effet qu’effets pervers et lassitude.
C’est pourquoi l’idée selon laquelle la résidence d’artiste serait l’idée salvatrice de sortie de crise nous paraît quelque peu cousue de fil blanc. Que nous propose-t-on en effet ? Un libre choix à la carte. Et que contient cette carte ? Les difficultés commencent. Il faut, dit-on, moraliser la chose. Soit, vive la morale ! Aujourd’hui en effet, le mot résidence recouvre à peu près n’importe quoi en terme de durées et d’expérience, mais c’est plus par effet de mode dans le vocabulaire que du fait de l’immoralité galopante !
L’association durable d’une compagnie ou d’un artiste avec un lieu se fera lit-on sur la base d’un projet artistique et de lui seul. Mais qui décide exactement de la pertinence de ce projet ? Selon quels processus et critères ? Ceux définis par les particularités du territoire ? Qui décide de cette demande émanant d’un territoire donné, risquant de se fabriquer son offre de candidature sur mesure ? Comment des projets d’artistes, libres et autonomes, seront-ils amenés à s’inscrire dans un tel cadre ? On doit surtout constater que les résidences, en tant qu’expériences durables, ne pourront concerner qu’un nombre fort limité d’artistes. Autrement dit, se faire dans une logique de diminution du nombre d’artistes accédant par là à une relative sécurité. Jusqu’ici, les conditions d’accueil dans les lieux étaient modestes ou médiocres en terme de salaires et défraiements : seule l’intermittence permettait de les rendre viables. Qu’en sera-t-il dans l’avenir ? Comment les résidences permettront-elles de faire vivre au delà de ceux qui sont étiquetés « créateur » toute l’équipe artistique et technique dont ils voudraient s’entourer ?
Voici l’occasion de souligner une constante du rapport Latarjet : plusieurs de ses propositions, parfois généreuses et fondées sur des constats auxquels nous souscrivons, supposent une multiplication par deux ou trois des budgets culturels, et ce à tous les échelons. Hélas, sur ce financement nécessaire le rapport demeure muet, sans doute parce que dans l’esprit des rapporteurs, la cause est entendue : la seule solution à la crise du spectacle vivant consiste dans la réduction de ses effectifs.

Beaucoup d’appelés mais peu d’élus, ou portrait de l’excellence en paradis
Pour fermer la porte devant cette prolifération anarchique dont le déficit des Annexes 8 et 10 est le symptôme quasi scientifique, un mot-clé est opposé comme sésame de la politique culturelle de la majorité politique actuelle : l’excellence. Peu présent, parce que politiquement marqué, le mot court en sous-texte dans tout le rapport et dans les contributions de certains auditionnés. On constate par exemple que les stocks de spectacles français encombrent les arrière-cours des théâtres tandis que la vitrine culturelle de la France est vide. « Rappelons que le coût d’un spectacle français est régulièrement plus élevé que celui des autres pays. (...) le différentiel couramment constaté de 20 à 30% apparaît comme étant la conséquence du prix du travail artistique et de la faiblesse de l’exploitation » . lit-on p. 127. Décidément le trop-plein est dépassé : trop de mauvais artistes surpayés et dont nul ne veut à l’étranger.
Un seule solution donc : l’excellence. Ses critères ? Ses modalités de reconnaissance ? Ils seront nous le gageons administratifs ou universitaires. Qu’est-ce qui permet de distinguer un professionnel d’un amateur ou d’un charlatan ? Sa formation validée par des diplômes officiellement reconnus. Au reste auditeurs et auditionnés sont capables d’autocritique : ils « (...) regrettent le manque d’expérience de beaucoup de responsables et leur difficulté à inscrire leur sensibilité à l’art dans une démarche professionnelle opérante » (p134). Mais, à cette question de ce qu’en français on appelle l’incompétence, le rapport répond par la nécessité de redéfinir une filière universitaire de formation à ces postes. Or, qui parmi les directeurs de théâtre reconnus précisément pour leur compétence - c’est à dire leur connaissance des œuvres, des artistes, des théâtres et de leurs équipes- a suivi une telle formation ?
Le rapport tout entier témoigne nous l’avons vu, d’un effarement face à la multiplication protéiforme des artistes et de leurs productions. Depuis longtemps les œuvres d’art sont contemporaines en ce qu’elles jouent sur les limites de leurs champs, sur le questionnement de leur fonctionnement, et s’affirmant expérimentales sont par nature délicates à juger sur un autre trébuchet que celui qu’elles inventent. Le grand hic (le rapport est muet là-dessus, comme est muet un de ses grands inspirateurs, le sociologue Pierre-Michel Menger) est que toute l’histoire et la pratique des arts depuis plus d’un siècle témoigne de la disjonction de la notion d’œuvre d’art et de savoir faire quantifiable par des examens, et sanctionnable par la délivrance d’une carte ou d’un diplôme.
Au fond, ce qui est reproché au système de l’intermittence est de permettre à n’importe qui de s’autoproclamer artiste en faisant fi des diplômes de l’Éducation Nationale, des sélections du ministère de la Culture, ou des besoins de la représentation de la France à l’étranger. À l’occasion de ce que nous pourrions légitimement qualifier de crise de croissance des annexes 8 et 10, la techno-structure culturelle tente de remettre la main sur un objet qui lui a depuis longtemps échappé, l’évaluation.

Distinguer production et diffusion ?
A la distinction projet artistique / gestion administrative et financière qui n’a rien d’original (on trouve déjà des directions bicéphales en France et en Italie ou en Allemagne elles sont instituées depuis longtemps), s’ajoute celle qui prétend faire la part de la diffusion d’une part et de la production de l’autre.
Cette distinction soulève des questions nombreuses et intéressantes, mais l’impression que l’on retire des pages qu’y consacre le rapport est celle d’un retard pris sur la réalité de pratiques bien moins transparentes et régulées que la technostructure pourrait le souhaiter.
Il faudrait tout d’abord cerner les limites du concept de production : s’agit-il par exemple, comme dans le cinéma, de la seule recherche d’argent pour un projet donné ? Ou bien plutôt de « signer » un spectacle par ce biais - mais en ce cas qui signe ? Le lieu ou son directeur ? - ce qui permet un « retour sur investissement » symbolique et / ou financier ?
On est amené à pointer immédiatement des dérives déjà observables. Par exemple : en cas d’échec, le risque encouru n’est pas réellement partagé : seules les compagnies et les artistes subissent réellement les conséquences d’un fiasco.
Nous diagnostiquons à saison en lutte une logique croissante d’appropriation des créations et du noms des artistes « découverts » avec sa conséquence évidente : la mise en concurrence des lieux et des « producteurs », la naissance d’écuries et de réseaux labellisés. La confusion entre « production » et apport d’argent a déjà cours, certains « producteurs » indépendants des structures ne faisant rien autre que des assemblages de co-productions assortis d’une communication auto-valorisante.
Autre dérive : la logique d’« apport en industrie » qui autorise les lieux à s’intituler « producteurs », voire à comptabiliser dans des contrats des sommes d’argent du seul fait de la mise à disposition de locaux de répétitions en état de marche. Auquel cas la seule présence dans les murs est chiffrée : l’artiste est redevable ipso facto de ce qu’on dépense « pour lui », alors même qu’il s’agit d’argent public et rien de moins que de service public.
Nous ne plaidons évidemment pas pour l’irresponsabilité des artistes vis à vis des coûts occasionnés pour la collectivité par leur travail. Mais nous maintenons l’affirmation de la non-rentabilité à court terme de nos pratiques ; nous assignons les instances de la collectivité, citoyennes ou élues, administratives ou sociales, à leur propre responsabilité envers une culture réellement créative et vivante ; et nous rappelons que même à très court terme, par exemple le temps d’un festival d’été, l’investissement consenti dans ce domaine a des retombées considérables et difficilement remplaçables. Sans parler de ce qui échappe au pur schéma quantitatif et financier.
Aussi bien la logique de privatisation rampante et ses valeurs de concurrence, de logique d’entreprise, nous paraissent être une facilité induite par l’air du temps, cachant un manque d’ambition et ne garantissant pas la construction de programmations pertinentes.

Gérer le rétrécissement d’une peau de chagrin
L’arrière-plan du rapport et d’ailleurs sa véritable raison d’être, est la crise née de la remise en cause des droits des intermittents du spectacle. C’est la toile de fond, sombre et en quelque sorte inavouée : au lieu de la regarder en face et d’en analyser ses conséquences prévisibles, le pessimisme est transféré sur d’autres plans. Qui veut noyer son chien...
Il s’agit donc de gérer ou d’accompagner de « réflexions » un rétrécissement de l’horizon de la politique culturelle, une véritable régression des ambitions des pouvoirs publics sous les coups de boutoirs donnés par les signataires du protocole du 26 juin 2003.
Nous pensons à l’inverse qu’une politique culturelle digne de ce nom doit proposer des perspectives ambitieuses et conquérantes, surtout dans le contexte de fragilités multiples et d’inégalités sociales qui caractérisent actuellement notre pays. L’élan donné dans les années 80 au développement de la vie culturelle connaît donc un dramatique retour de bâton. Mais si, à très court terme pour des artistes déjà installés ou confirmés, la crise peut s’avérer quasiment profitable par le renforcement des places fortes, se résigner au processus de la peau de chagrin est en revanche scandaleux envers les prochaines générations.
On sait le monde culturel de la création contemporaine et du spectacle vivant, et la part que lui accorde l’état dans son budget, déjà fragile, affronté à la concurrence des produits de l’industrie culturelle de masse auxquels le marché suffit comme espace de développement. Qu’adviendra-t-il dans 10 ou 15ans de l’accès dès le plus jeuneâgeàuneculture non calibrée par une « demande » supposée, non rentable, et aux métiers qui la constituent ? Attendra-t-on une situation de pénurie de tous ces intermédiaires entre l’« élite » (qui perdurera : même les pires dictatures les ont toujours entretenues...) et « la masse » de consommateurs de produits fabriqués après étude de marché ?
Trop de liberté tue la liberté : adage raisonnable ou réactionnaire ? A chacun d’en juger. Avec ses solutions d’encadrements, de validations administratives toujours nouvelles destinées à ajuster l’offre et la demande supposées et à fixer implicitement des quotas d’artistes (pour un pays de 60 millions d’habitants, 50 000 artistes ? 30 000 ?). Une croyance naïve dans la régulation « par le haut » tient souvent lieu de réponse au désir d’expression actuel de la société française. De même le fait de privilégier des « paquebots » institutionnels (le Centre National de la Danse) au détriment d’une irrigation libre et par essence aléatoire de la vie artistique.

Questions sur les questions
Nous ne sommes pas dupes de l’absence d’engagement politique qui frappe à la lecture de ce rapport. De la plupart de ses préconisations on pourra faire tout et son contraire, ou pas grand chose. Ni droite ni gauche, bien au contraire, voilà au moins un clivage obsolète. Dans la rhétorique du rapport, les préconisations se font souvent sous forme de questions. Réformisme timide, formulé dans la langue d’une technostructure déjà débordée par l’action politique qui elle ne s’embarrasse pas d’apories.
Nous lisons le rapport Latarjet avec intérêt, mais sans passion. Il nous faut avouer que travaillant par exemple sur le paragraphe 3.3.1. « La réforme des missions des institutions » , nous nous sommes longuement égarés sur des sujets qui nous tenaient plus à cœur, comme le commerce effectif que nous voulions mettre en place entre les spectateurs et nous.
Nous sommes cependant intéressés par la récolte qu’offre le rapport Latarjet de chiffres, de données jusqu’alors dispersées. Nous trouvons instructif voire édifiant de lire noir sur blanc des opinions qui jusqu’alors restaient confinées à la discrétion des bureau et à la connivence des dîners en ville. Nous ne disons pas que nous ne partageons aucune des observations de ses rédacteurs. Mais nous ne sommes pas du même monde ; la masse des préjugés contenue dans le rapport nous sépare d’eux. Préjugés : le mot peut paraître curieux à propos d’un texte rendant compte de six mois d’enquête au cours d’une crise sans précédent. C’est pourtant bien le constat qui s’impose à la lecture de ce rapport : ses rédacteurs n’ont pas pris la mesure de ce qui s’est passé, dit et fait parmi nous depuis un an. Il représente une parole, mais à laquelle manque la réponse. Le travail de Saison en lutte vise à articuler cette parole afin que s’ouvre enfin le débat public sur le spectacle vivant que nous appelons de nos vœux.
Nous ne sommes enfin pas dupes non plus de l’impact politique de ce texte dans les décisions concrètes à venir. L’enjeu de la loi-cadre de l’automne prochain nous paraît à cet égard crucial, nécessitant une mobilisation urgente de notre part.
Plus que jamais, pour nous, une mobilisation vigilante et continue s’impose, si nous ne voulons pas que l’on décide à notre place de nos modes de travail et de vie, de nos libertés de création et de partage avec le public le plus large possible.

Saison en Lutte, Juillet 2004

Les comptes rendus des travaux de la Commission « Saison en lutte » sont disponibles sur le site de la cip-idf sous l’onglet « travaux des commissions ».





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