Salaires arrondis en douce, pleins-temps déclarés en temps partiels...
les Assedic se chargeront bien du reste ! Des boîtes de production aux
chaînes, publiques ou privées, revue des petits arrangements avec des
employés vulnérables.
Paris, 20e arrondissement. Dans la rue Sorbier, un homme frappe une
femme devant les caméras. Ici, on tourne PJ, la série policière de
France 2. Soudain, une dizaine de personnes tentent d’interrompre le
travail des comédiens « pour sensibiliser l’équipe à la grève des
intermittents du spectacle ». Le directeur de la production
s’interpose : « La grève coûterait trop cher à la production, leur
explique-t-il discrètement. Et puis, si on les embête trop, les
producteurs finiront par délocaliser le tournage en Belgique ou au
Portugal... En plus, ici, les intermittents n’ont pas à se plaindre,
ils bossent toute l’année... »
Les intrus ont beau invoquer « la
solidarité avec le spectacle vivant », la question est réglée : le
tournage continue. « La télévision, c’est le secteur le plus difficile
à mobiliser », soupirent les grévistes en repartant. Les intermittents
de l’audiovisuel sont effectivement, à quelques exceptions près, très
discrets depuis le début de la crise.
Plus riche, moins précaire que le
monde du spectacle vivant, le milieu audiovisuel semble de fait moins
touché par la réforme du gouvernement (1). Soupçonné d’être « le »
grand profiteur du système, accusé d’être le principal auteur des abus
qui plombent les caisses de l’Unedic, il est clairement mal à l’aise
sur la question.
La télévision est en effet un gros employeur d’intermittents : 10 % des
effectifs de France 2, 30 % de ceux de France 3, entre 50 et 90 % des
effectifs des sociétés de production. Logique : comme un spectacle, un
programme télé est temporaire. Un accessoiriste, un maquilleur, un
cadreur, un réalisateur ou un animateur accepte d’être engagé pour une
heure, une journée, une semaine ou une saison. Sans savoir combien de
temps l’émission se maintiendra à l’antenne.
Travailler à la télévision, c’est subir la précarité. Enfin, à des
degrés divers. Car il y a un monde entre le réalisateur qui doit
financer l’écriture, le repérage, le tournage et le montage de son
documentaire et une équipe qui travaille confortablement, plusieurs
années de suite, sur une émission de « flux » type Ça se discute ou Le
bigdil. Un monde entre un gros diffuseur comme France 3, qui emploie à
plein-temps des milliers de personnes, et une petite maison de
production qui attend de décrocher un budget pour engager quelqu’un.
D’autant que l’emploi d’intermittents n’est pas toujours une nécessité.
Mais beaucoup font comme si, « sous prétexte qu’ils font du spectacle
et que leur réussite dépend de l’Audimat. Mais n’importe quelle société
est liée à un succès commercial ! », s’énerve-t-on au cabinet d’avocats
Joyce Ktorza, spécialisé dans ce type d’affaires.
Il faut dire que
c’est pratique : vous employez à plein-temps et pendant vingt ans des
techniciens, de vrais-faux intermittents (surnommés « permittents »)
que vous pouvez virer du jour au lendemain, quand ils sont trop vieux,
qu’ils ne conviennent plus. Vous employez du personnel de septembre à
juin, mais vous ne le payez pas l’été, quand l’émission s’arrête : les
Assedic s’en chargent... Vous faites travailler une chargée de
production à plein-temps, mais vous la déclarez à temps partiel, en
échange d’un taux horaire confortable : « Avec le complément Assedic,
mon salaire passe de 12 000 à 20 000 francs par mois, témoigne l’une
d’elles. Si je n’acceptais pas la combine, mon employeur prendrait
quelqu’un d’autre à ma place ! » Vous attribuez même le statut
d’intermittent à ceux qui ne devraient pas l’avoir, de votre secrétaire
requalifiée « assistante d’émission » au journaliste transformé en
« collaborateur d’émission »...
C’est ça, la dérive des intermittents du spectacle dans l’audiovisuel :
un système qui a structurellement intégré les Assedic dans son mode de
fonctionnement pour faire vivre beaucoup de monde, mais mal.
Premier
niveau de cette « triche en escalier », comme l’appelle un réalisateur : les diffuseurs, avec en tête les chaînes publiques et les
chaînes du câble, qui proposent des budgets de plus en plus serrés :
« Pour elles, on n’existe qu’à l’instant T du tournage, leur budget ne
tient pas compte, par exemple, de l’écriture ou du repérage... »,
témoigne courageusement (dans un contexte où tout le monde le fait
anonymement) Zac, patron de la société de production Label Télé.
Deuxième niveau : la production, qui accepte un budget irréaliste
« parce que, sinon, une autre le prendra ». Troisième niveau :
l’employé, qui bidouille ses déclarations d’heures pour arrondir son
salaire. « J’ai laissé faire. C’est moralement et juridiquement
condamnable », conclut Zac.
Évidemment, il y a des degrés dans la bidouille. Mais aux prud’hommes,
on retrouve (quasiment) tout le monde sur le banc des accusés : « Les
employeurs de l’audiovisuel ont tous la même gestion de la précarité,
confirme-t-on au cabinet Joyce Ktorza. En face d’eux, ils ont des
personnes jeunes, peu syndiquées, qui ignorent qu’elles pourraient
bénéficier d’une convention collective, de meilleurs droits pour leur
retraite, leur santé... et ils en profitent. Pourtant, aux prud’hommes,
ça leur coûte cher. Mais qui attaque ? 1 % de ceux qui le pourraient ? »
Depuis quelques années, cependant, les plaintes sont plus fréquentes,
les inspecteurs du travail plus attentifs, le déficit de l’Unedic plus
médiatique... Chez Nagui (Air Productions), Arthur (Case Productions),
Delarue (Réservoir Prod) ou AB Productions, on a fait le ménage. Le
ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, a déclaré « la guerre
aux abus », en pointant l’audiovisuel.
Du côté des chaînes, Marc
Tessier, président de France télévisions, vient d’annoncer un état des
lieux dans sa maison. Faut-il espérer de cette moralisation apparente
une pluie d’embauches en contrat à durée indéterminée ? C’est oublier
combien le système est pervers.
A France 3, on a ainsi trouvé le truc
pour éviter le procès : le logiciel Antarès calcule les taux de
présence des intermittents... Et exclut ceux qui approchent les 140
heures, limite fatidique pour une éventuelle requalification en CDI par
la justice. Résultat : les intermittents sont encore plus précarisés,
leur travail diminue en volume et se morcelle... Le gouvernement
prévoit de restreindre les conditions d’accès au système des
intermittents du spectacle. Il devrait en réformer le fond.
Emmanuelle Anizon