SYNTHÈSE DES LUNDIS DE SAISON EN LUTTE
« Qu’est-ce que la France, je vous le demande ? Un coq sur un tas de fumier. Ôtez le fumier, le coq meurt. C’est ce qui arrive lorsqu’on pousse la sottise jusqu’à confondre tas de fumier et tas d’ordures » (Jean Cocteau).
1 : Nous nous opposons au tri du « bon grain et de l’ivraie » :
Nous voulons rappeler avant tout que nous nous battons pour l’exercice de nos métiers par-delà les clivages esthétiques : nous refusons l’idée d’une mise en coupe réglée de l’offre culturelle entre « gens bien ». Autrement dit, nous nous battons pour que des personnes produisant un travail artistique que nous considérons comme « mauvais » puissent continuer à le faire. En effet, loin de nous inquiéter, la profusion de spectacles et de compagnies nous apparaît comme la traduction d’un désir d’expression de la société : revenir sur cette transformation qualitative de la société contemporaine est une illusion, et sa régulation une utopie bureaucratique desséchante et dangereuse. Nous refusons le tri absurde et aléatoire que veut opérer le protocole du 26 juin parmi les artistes et les techniciens.
Ainsi, nous avons trouvé précieux de pouvoir nous parler sans que soient établies des barrières de métiers, ou de formes artistiques. Nous souhaitons que ce type de rencontre perdure, d’autant plus que nous constatons un désir des institutions de se saisir des questions dont nous débattons. Il est hors de question d’abandonner la parole que nous avons conquise après le 26 juin. Nous sommes les experts de nos vies, de nos arts, de nos métiers, et revendiquons le travail démocratique que nous mettons en œuvre afin d’en rendre compte.
2 : Quel temps de travail, quel temps de création ?
La préoccupation la plus redondante qui nous est apparue au cours de nos réunions est celle du temps : temps du travail collectif, évaluation du travail dans la durée, longueur du temps d’exploitation du spectacle. L’enjeu de la lutte actuelle se situe sur ce point stratégique de la durée, de la permanence, de la pérennité de notre travail. Si un fossé se creuse entre artistes et techniciens, c’est aussi parce que nous observons deux temporalités qui se disjoignent. De la même façon, l’application des 35 heures creuse un fossé entre le plateau et les bureaux, le personnel intermittent et permanent.
Dans ce sens là, la crise ouverte par l’accord du 26 juin, n’est pas qu’une question purement sociale, mais aussi une crise culturelle et sociétale dont l’enjeu est de savoir qui maîtrise l’emploi du temps de qui et avec quel moyen.
3 : Qui fait œuvre ?
La notion de droit d’auteur est revenue aussi de manière régulière dans nos réunions. Le droit d’auteur - soit trop étendu, soit trop restrictif - ne correspond plus qu’imparfaitement aux modes d’écriture et de production des spectacles contemporains. Se pose la question de l’œuvre, qui, elle aussi ne peut se définir que dans la durée. La notion de droit d’auteur est intimement liée à celle de savoir-faire. Nous rappelons à cet égard que la notion de savoir-faire n’a rien à voir avec l’excellence, voire s’y oppose. Depuis longtemps l’œuvre peut se passer de savoir-faire, dans la mesure où elle invente son savoir-faire. Le découplage de l’œuvre et d’un savoir-faire homologué par des diplômes ou des critères fixes, académiques, est une donnée fondamentale de la modernité dans tous les arts contemporains. Vouloir réintroduire la notion d’excellence, de virtuosité est un objectif réactionnaire en terme politique et inepte en terme esthétique.
4 : À quoi s’arriment les chaînes de solidarité entre nos métiers ?
Nous sommes majoritairement partisans de l’annexe unique. Il existe cependant un vrai débat et un conflit latent entre artistes et techniciens qui est resté occulté durant la réunion que nous avons organisé à ce sujet. Nous ne revendiquons pas forcément le même type de reconnaissance et de rémunération, et nous ne partageons pas la précarité sur le même mode. Il faut sans doute reposer à cet endroit encore la question du droit d’auteur. Il serait courageux de notre part d’affronter nos divisions et de parler clairement du statut de l’artiste et de ce que ce mot recouvre pour nous.
5 : Travailler en compagnies : choix ou nécessité ?
La réunion sur les conséquences de l’application du protocole pose la question de la caducité de la notion de compagnie : est-ce encore une structure juridique qui a un sens ? Les compagnies semblent être perçues tant par ceux qui les dirigent que par ceux qui y travaillent comme des coquilles juridiques servant à recevoir des subventions et distribuer des salaires. Aujourd’hui, diriger une compagnie, n’est-ce pas sous-traiter pour les théâtres les problèmes qu’ils ne veulent pas prendre en charge directement ? Et parmi ces embarras de gestion, le premier est celui de l’emploi des intermittents, bref de la variable humaine, et du coût du travail.
Idem, pour notre part, travailler de préférence pour plusieurs compagnies sur des projets successifs, n’est-il pas une manière commode d’éviter les relations de subordinations, sans les remettre en cause réellement ?
6 : Intermittents / Permanents : des portes à ouvrir
A été constaté au cours de nos réunions la construction d’un mur invisible entre les bureaux et le plateau dans les théâtres. Ce manque de dialogue qui s’installe depuis longtemps dans nos pratiques de travail, s’est traduit par une coupure entre les intermittent en lutte et les équipes des théâtres au cours de la saison. Entre équipes administratives et équipes artistiques ce qui semble s’être majoritairement partagé cette saison c’est le silence. Rétablir le dialogue entre les employés administratifs et les artistes et techniciens est donc une urgence artistique autant que politique. Nous partageons le même lieu, le théâtre, il faut que nous y travaillions réellement ensemble. Il nous appartiendra de faire les premiers pas dans cette direction.
7 : La tâche d’évaluation des œuvres est-elle encore assumée ?
À propos de la réunion sur l’expertise et la sélection, pointe une inquiétante dilution de la responsabilité artistique. Le pouvoir des prescripteurs culturels s’accroît au fur et à mesure que leur autorité diminue. Nous constatons une peur de l’engagement chez les programmateurs, les directeurs de festival, de théâtres : or, ce sont ces choix critiques qui font du parcours de chacun une œuvre. Il faut donc réfléchir au moyen de rétablir la part critique (au sens large) dans la production artistique. Il faut réhabiliter dans les faits, et pas dans les mots, le regard critique, l’engagement, la signature d’une décision. Aux pôles d’excellences qui nous sont promis, nous opposons les pôles de radicalité que nous appelons de nos vœux.
Pour ce faire, il serait souhaitable que les théâtres se réinvestissent réellement dans la production et cessent de déléguer le risque financier aux compagnies. C’est dans ce risque partagé, dans ces choix opérés en commun que nous pouvons retrouver une réelle communauté d’intérêt, donc de travail. Les théâtres ne doivent pas être que des machines à produire des budgets, des revues programmes, des plannings d’occupation du plateau, des taux de remplissage, des revues de presse et des bilans comptables.
Promouvoir les « résidences d’artistes dans les théâtres » est un pléonasme : la résidence naturelle des artistes est dans les théâtres, la nommer c’est accepter que les occupants naturels des théâtres ne soient plus les artistes. Ainsi donc, il nous faut inventer les contraintes budgétaires, juridiques et institutionnelles pour que « la marge artistique » des théâtres et des compagnies n’en soit plus une et que soit imposé que la part administrative (le moyen) ne puisse en aucun cas excéder la part artistique (qui est le but du théâtre).
8 : Quels espaces communs avec le public ?
Nous avons dit que notre rapport au public se meurt de l’ absence des artistes dans les théâtres, de la coupure entre le travail administratif et artistique. Cependant, la question se pose pour les compagnies, comme pour les artistes : quel commerce souhaitons-nous entretenir avec les spectateurs ? Ne devons-nous pas reposer sans cesse cette question si nous ne voulons pas que d’autres y répondent pour nous, simplement parce que nous aurons déserté cette fonction qui est la notre d’interroger soir après soir cette relation politique qu’est la représentation d’un spectacle ? Ici encore, il nous sera difficile de nous payer de mot, et de nous débarrasser du problème en le déléguant à des « médiateurs culturels » : de plus en plus de monde veut monter sur scène, et de moins en moins semble disposé à demeurer spectateurs. Inventer des réponses à ce paradoxe est sans doute le grand défi auquel nous serons confrontés dans l’avenir.
Enfin, nous rassemblerons les questions soulevées par les réunions de Saison en Lutte par une question programmatique : « comment faire revenir les artistes dans les théâtres ? »
8 : La liberté de parole a-t-elle droit de cité ?
« Etre démocrate, c’est être délivré de la peur » (Itsvan Bibo). D’abord, il est indispensable de faire circuler encore et toujours la parole entre nous. Le grand débat appelé par tous entre artistes, spectateurs, techniciens, personnels administratifs doit avoir lieu sur ces lieux de rencontre que sont les festival de l’été.
Nous n’ignorons pas qu’une expertise de la production et de la diffusion du spectacle a été menée par la Mission Latarjet. Cette mission souffre à l’évidence de l’absence de la parole des artistes et des conditions dans laquelle elle a été diligentée.
Ses auteurs feignent par ailleurs de croire qu’une réforme
des circuits de production et de diffusion du spectacle peut avoir lieu malgré l’application de l’accord du 26 juin, ce que nous récusons.
Enfin, la régulation du nombre des artistes et techniciens qu’elle préconise est un débat caduque, mal posé, sourd à la réalité du désir d’expression de la société française.
Le débat auquel nous appelons devra donc avoir lieu à partir des questionnements qui sont les nôtres et posés dans des termes où nous nous reconnaissons.
Au cours de la réunion de synthèse les formes d’actions suivantes ont été préconisées :
D’abord reprendre les réunions sur un rythme régulier, afin de poursuivre la nécessaire réflexion de fond. Il importera de définir rapidement les thèmes précis ainsi que la périodicité de ces réunions de Saison en Lutte.
Organiser une série de rencontres de convergence avec les autres commissions de la CIP afin de mutualiser nos éléments de réflexion.
Préparer les festivals d’été :
en prenant contact avec les compagnies jouant notamment à Montpellier Danse et Avignon,
en rencontrant les directeurs des festivals,
et en préparant les sujets de débats que nous voulons voir mis sur la place publique.
Pour Saison en lutte
Corine Miret - Stéphane Olry - Jean-Christophe Marti.